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Sur les terrasses du fort Marat, des grappes de torches se tendaient avidement vers la mer ; d’autres lumières, falots dérisoires, vacillaient en contrebas dans les rochers. Sur le môle, où cascadaient des trombes d’eau, des hommes encordés d’un lien épais fixé à un tombereau s’égosillaient en conseils et avertissements, bien que leurs voix fussent aussitôt éparpillées dans la tourmente.
     On cherchait la bête à l’agonie ; on la savait proche. Des bras la désignaient, soudain roidis par des yeux abusés qui croyaient la discerner dans les ténèbres.
     D’un coup, comme il en est souvent dans les décrets de la Nature, le ciel se rompit, révélant une lune gibeuse qui jeta sur la mer sa lumière malsaine. La cruauté de la tempête, son théâtre ricanant, révélèrent alors leur proie, un vaisseau jeté en pâture à l’écueil, déjà à demi-englouti.
     De si près, il sembla immense et beaucoup, qui avaient brûlé de le voir, en reculèrent d’effroi.

La tempête faisait rage. La nuit farouche s’emplissait de rumeurs terribles. Point d’étoiles, ni de lune. Une pluie  enragée portée par des  souffles géants, des vagues se lançant au rivage comme de gigantesques goules à la curée.

Le Comtesse Emeriau. Aquarelle, par Antoine Roux, peintre officiel de la Marine (début XIXe siècle). A l'arrière-plan la ville de Sète est visible. Collection du Musée Paul Valéry, Sète.

​C’était un brick-goélette. Mais méritait-il encore ce nom ? Les furies de la mer avaient abattu son grand-mât, et réduit en lambeaux sa brigantine, sa voile de flèche et l’une de ses voiles d’étai, dont les vestiges se tordaient dans le vent comme les jupons d’une pauvresse. On aperçut sur le pont les silhouettes échevelées de l’équipage qui faisaient force à tenter de mettre à l’eau une des chaloupes du navire, et leurs visages blancs et figés de poupées livrées aux mains d’une enfant sadique.
     Qu’en était-il du drame ? Le phare, trois rangées de réverbères, de huit à chaque rangée, l’une au-dessus de l’autre avec plain sur vide, avait fait son office sans rechigner, en brave mécanique comme il en était banalement attendu de lui. Mais en cette nuit de Walpurgis, avait-il été aperçu du large ? Et le pilote n’avait-il point négligé cet allié ? Il est souvent de ces fulgurances en mer, par les nuits orageuses, qui ne sont rien d’autre que des embrasements de gaz…
     Sur la grève rocheuse, les sauveteurs, pêcheurs et lamaneurs, avaient réussi à établir un pont de barques menant à la proue avant du bateau et pressaient les naufragés de se regrouper sur ce frêle passage. On put espérer un moment que l’affaire allait se rendre ainsi mais le brick, heurté à la seconde et au flanc par une vague brute, perdit de son assise et son mât de misaine, ployé ainsi qu’un arc, se brisa net sous la torsion, précipitant dans la hure mugissante de la mer des corps déjetés et s’abattant sur l’ouvrage des anges sauveurs, en un ignoble bris de crânes et de membres.
     Alors, le vaisseau se mit à hurler. Ce fut une lugubre et interminable lamentation, faite des plaintes glacées de ses bois mis à la torture, et cette voix soudain si humaine, comme celle d’un poupon que l’on maltraite sans qu’il en connût la cause et qui découvre alors avec égarement le prix de la douleur, cette voix suppliciée, suppliante et noyée, jaillie des lits de douleur de la mer, cette voix fit taire toutes les autres, celles, dérisoires, des sauveteurs, celles, désespérées, des agonisants à son bord, celle même de la tempête.
     Un grand silence fondit sur la scène, né de l’horreur de tous. On entendit plus que les varangues de la quille et leurs allonges se rompant avec un affreux bruit d’os, les halètements de la proue broyée, les étouffements de l’air repoussé par les cloisons se rejoignant, et les crieries du pont se soulevant comme une poitrine à bout, puis s’abattant dans les profondeurs de sa couche mortuaire.
     Tout se brisa, s’anéantit. Il y eut une dernière et pénible respiration comme celle d’un être qui, franchissant les seuils de la mort, s’épuise à emporter de la vie son vagissement premier.
     Puis, le navire s’engloutit.

Scène de naufrage, lithographie d’après un tableau de Hippolyte Lalaisse. Image exposée http://www.histoiremaritimebretagnenord.fr/.

-Aliette vient juste de s’éveiller, monsieur le Procureur-Directeur…
     La femme au visage creusé sembla attendre un commentaire d’Abraham Joly et celui-ci, ne désirant point altérer davantage une atmosphère déjà singulièrement grimaude, lui accorda un apaisant sourire.
     Un silence de cloître régnait, en effet, dans cette demeure du Souras-Bas frappée par l’étrange malheur de l’enfant de la maison.
     Colin Cabressou apparut au haut de l’escalier en compagnie du chef de famille, Sosthème Colignon, un homme à faciès de dogue en digestion, et, les voyant, madame Colignon porta vivement un doigt à ses lèvres pour leur signifier de faire bruit moindre, bien que son époux et Colin se fussent approchés sans trompe ni bourdon.
-Voyons, ma femme, la gourmanda Colignon, d’un ton fort indécis cependant, nous faudra-t-il transformer notre foyer en chapelle, nos couloirs et chambres en domaine de la Chartreuse ?
     Madame Colignon montra une face contrariée et sans doute eût-elle répliqué vertement à son mari, si Abraham Joly n’avait toussoté sèchement dans son poing.
-Me laisserez-vous faire visite à votre fille à ma façon ? Vous savez que je suis médecin et apte à juger de toutes méthodes propres à hâter sa guérison…
     Ces manières professorales semblèrent faire une certaine impression au couple, et madame Colignon se contenta de commenter :
-Oui, monsieur, pourvu qu’elle n’y puisât point de nouvelles alarmes.
-Je vous remercie, madame. Mon adjoint, monsieur Cabressou, assistera à notre entretien au titre de scribe. Je ne puis malheureusement pas vous permettre à l’un et l’autre d’assister à cette consultation, car les concentrations familiales au chevet d’un malade ne lui sont que rarement profitables.
     Et sur ces fortes paroles portées en bannière, Joly toqua à la porte de la chambre devant laquelle ils avaient fait halte. Une petite voix l’ayant prié d’entrer, il obtempéra, suivi de Colin, tandis que Sosthème Colignon, sautant sur l’occasion d’affermir le tout-pouvoir de sa poigne conjugale, entraînait son épouse qui protestait à faible voix, sans trop de ménagements.

                                                                                      

                                                                                  *

​

     La chambre, minuscule et basse de plafond, était plongée dans la pénombre. Une petite tache blanche, toute engoncée dans une masse d’oreillers,  y bougea faiblement.
-Bonjour, Aliette. Je suis docteur, se présenta aussitôt Joly, d’une voix étonnamment douce. Tu peux m’appeler, si tu le veux, par mon prénom, qui est Abraham. Et il y a à mes côtés un autre docteur, qui se nomme Colin.
     Il attendit, mais rien ne vint.
-Je vais donner un peu de lumière, veux-tu, il fait si beau dehors…
     Et, sans espérer de réponse, (il n’y en eut point), Joly gagna l’unique fenêtre et en poussa les volets.
     La chambre se révéla, propre et chaulée. Un petit coffre à vêtements était poussé contre la muraille. Il y avait à droite du lit d’enfant où reposait Aliette un tabouret de traite faisant office de chevet, où avaient été placés un bol de soupe et un chanteau de pain blanc - un luxe, songea Joly. On distinguait sous le lit l’éclat de porcelaine d’un pot d’aisances. Une tablette murale au-dessus du lit supportait deux livres et un pantin de chiffons.
     Aliette Colignon était une petite personne de quatre ou cinq ans, aux boucles de miel, avec une frimousse pâle et oppressée, couverte d’éphélides et éclairée par de grands yeux myosotis qui suivirent attentivement Joly et Colin dans leurs déplacements. La fillette ne semblait pas particulièrement impressionnée par ses visiteurs, mais avait visiblement conçu depuis lurette une autre image, fort différente de ce qu’elle observait chez Joly et Cabressou, de ce que devaient être des membres de la Faculté.
-J’ai un cadeau pour vous, ma petite demoiselle, annonça Colin.
     C’était une idée de Maria Luisa, quand elle avait appris l’objet de leur expédition.
     Colin sortit de la poche de son manteau un alpiniste de tôle peinte accroché à son mât, et montra à Aliette comment faire grimper le pantin par son système de tringle, pour le laisser redescendre drôlement à petites étapes saccadées, et rythmées des coups secs du piolet que brandissait l’aimable individu. La fillette s’en empara avidement.
-Eh bien, Aliette, on me dit que tu es malade ! dit Joly en s’asseyant sans cérémonie sur le lit.
-A cause du bateau, répondit l’enfant avec simplicité.
     Elle jouait, et n’avait point perçu l’importance ni le danger de la question pour elle, toute à son plaisir. Mais elle avait répondu, en enfant ayant reçu éducation.
     Joly jeta un regard bref à Colin. Il marchait sur un fil.
-Le bateau ? Quel bateau ?
     Il y eut un silence.
-Mais-le-bateau ! scanda soudain Aliette, rejetant son jouet. Le bateau qui est mort ! Il criait ! Il criait ! Il avait mal, monsieur le docteur, très mal !
     La pauvrette, se cachant le visage dans ses menottes, fut toute secouée de sanglots secs.
-J’ai peur, articula Aliette Colignon, de réentendre le bateau mourir.
     Jamais Joly n’avait assisté à pareil chagrin nerveux. Il ne dit mot, instinctivement prévenu de toute ingérence dans les propos de la petite. Mais il vit perler une minuscule suée sur la lèvre supérieure d’Aliette, signe d’un début d’agitation. Il n’ignorait point, pour avoir vu à Genève, au fil des consultations populaires de l’Hôpital général de tels cas touchant aux juvéniles, où un souvenir horrifiant et le choc causé par cette resouvenance jetaient les petits infortunés dans la désorganisation mentale et les affres du bouleversement.
     Abraham Joly avait par ailleurs retenu, jadis, de son oncle Gaspard Joly, médecin lui-même, que les meilleurs traitements à tenir envers les anxiétés mortifères étaient avant tout la présence sereine et la disponibilité des membres de la famille. Souvent, les enfants, sujets à des cauchemars aux contenus mal définis, montraient toute leur souffrance en des jeux répétitifs en lien avec l’événement. Joly réfléchissait, tandis que s’écoulait les heures de relevée : ce ne semblait pas être le cas d’Aliette Colignon, mais ses émotions étaient régulières et brièvement décrites, malaisées à exprimer pour elle autrement que par de sombres et angoissantes métaphores. Au cÅ“ur de celles-ci, le naufrage du brick-goélette la Dame-Louise, cinq semaines auparavant, avait pris le devant de la scène, occultant l’équipage et les « anges-sauveurs Â» broyés ou noyés, au profit de la disparition « officielle Â» d’un gigantesque être souffrant. Le petit pantin offert par Colin ne  paraissait pas être particulièrement  source d’angoisse, à le voir ainsi monter et descendre sans fin le long de son mât. Elle l’avait même abandonné au profit d’un abécédaire dont elle usait, exigeant qu’ils le parcourussent.
     Verbaliser ce drame de la mer, le faire expliciter par la fillette, ce serait lui faire revivre l’occurrence de force, ce qui ne lui vaudrait rien de bon et, songea Joly, précipiterait sans doute l’enfant dans un vertigineux maelström d’angoisses et de reconstitutions plus funestes les unes que les autres.
     Le temps serait donc, comme en souventes fois, le grand régulateur. Colin et lui se succéderaient au chevet d’Aliette et feraient, par un personnel diligent, former Sosthème  Colignon et son épouse à une écoute bien comprise.

-Quand un navire naufrage sur nos grèves, monsieur le Procureur-Directeur, tout le monde s’y rue. Non point en pillards, mais en Samaritains. Même les enfants. C’est le serment à la mer fait par tous.
-Aliette n’a que cinq ans.
-Cela est vrai, monsieur. Et cela effraie ou révolte qui n’est point de ce monde. Mais nos enfants vivent avec la mer et rien ne saurait leur faire plus grand tort que de ne la point comprendre. Ce serait une injustice que nous commettrions envers eux.
-Voici de rudes paroles, monsieur, pour un enfant en détresse, mais vous parlez en marin et je puis, si je m’en donne le temps, les comprendre quelque jour et vous entendre les dire en père.
     Abraham  Joly se leva et ne tendit point la main. Madame Colignon, confite sur sa chaise, tenait le regard en son giron.
-Mon aide sera de vous assurer auprès de votre enfant, les visites de mon collaborateur, des religieuses de l’hôpital Saint-Charles et de moi-même, sous contrôle de monsieur Pierre, médecin attaché à la ville et du premier citoyen, François Costilhon, maire. Nous guérirons Aliette, comme le monde guérit toujours lorsqu’on le somme de répondre aux rênes, et qu’on s’y montre attentif et aimant de sa tâche.
     Joly sortit sans se retourner. Le soleil couchant dorait la rue. En contrebas du fort Marat, la dépouille de la Dame-Louise montrait encore de pauvres planches de cage thoracique et un tronçon de mât comme un moignon. Mais c’eût pu être un cabanon de ramasseur de coquillages effondré dans les premières eaux. Des enfants piaillaient de joie dans ces vestiges et jouaient les écumeurs, tassés dans un tonneau à moitié décerclé.
     D’un même mouvement, Abraham Joly et Colin Cabressou levèrent les yeux. Un fin minois s’était montré à la fenêtre. Une petite main éleva comme un trophée ou un au-revoir le joyeux alpiniste de tôle offert par Colin. Ils répondirent à ce salut, Joly en agitant son chapeau, Colin par un baiser.
     Dans le gisant de la Dame-Louise, les enfants criaient toujours.

Adoration nocturne des bergers, par Rembrandt (1652). Eau-forte, pointe sèche et burin.

L'affaire du vaisseau qui se lamentait

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