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Portée au crépuscule, une brume de mer avait englouti Cette, ouatant façades et jetées et transformant la petite cité portuaire en un monde d’eaux murmurantes, de silhouettes grises et de talus glissants.

​Quai Rive Neuve du Nord, quelques pâles falots marquaient les porches des entrepôts et magasins des négociants maritimes. Des lumières lointaines glissaient ça et là.
     Une voix retentit, toute proche :
-Ah ça, Maître, voilà une nuit bien propre à nous faire rencontrer les Mitounes de Missègre, tout beaux esprits que nous sommes ! Ce ne sont pas les eaux traîtresses qui manquent, ici !
     Et une voix grondeuse et affectueuse, retenue de rire, répliqua :
-Comment, Colin, un étudiant éclairé comme vous des flambeaux de la science serait en quelque crainte des lavandières de la nuit ? Et à propos de flambeau, avez-vous bien mis du suif en suffisance dans le vôtre ? Il me semble que le voilà à l’agonie, ce qui ne peut…qu’attirer nos fameuses Mitounes ! D’ailleurs…les voici !
     Un groupe de fanaux venait rapidement à eux. On les entoura, et dans la lumière jaillissant par les ouvertures de solides tôles, des visages barbus et graves s’animèrent.
-Monsieur le Procureur-Directeur Joly…Citoyen Cabressou…
-Meister Freissmayer, répondit Abraham Joly avec déférence…fort honoré…Meister Buchholtz…Meister Droz…
     Encadrés de leurs pilotes, le célèbre médecin neurologiste suisse Abraham Joly et son collaborateur Colin Cabressou pénétrèrent dans l’un des vastes magasins du quai éclairé de quinquets, et longèrent un comptoir géant encombré de caisses paillées et d’instruments de mesure et de pesée. L’air sentait l’eau-de-vie et le bois à futailles vert.

L'état crépusculaire, quand la vigilance s'estompe et permet à l'imaginaire de prendre le, bref, contrôle...

L'affaire du monde d'à-coté

Le groupe fit halte devant une basse porte dans un cliquetis de clés et, à cet instant, une voix enfantine descendit vers eux des hauteurs obscures : quelques paroles chantonnées en allemand, puis répétées. Alors le silence se refit parmi les hommes, plus solennel après cette antienne angélique.
-Ma fille Gudrun, chuinta Maître Freissmayer d’une voix qui se brisa en une sorte de sanglot tendre. C’est pour elle que je vous ai mandé, monsieur le Procureur-Directeur.
-Et ce petit refrain s’inspirait, s’il m’est permis de me tromper, glissa Joly, des fables de votre grand poète Gotthold-Ephraïm Lessing. Celle du Hibou et du Chercheur d’Or, n’est-il pas exact ?
-Oui, précisément celle-ci, acquiesça Maître Freissmayer d’une voix plate. Et ce fut là son seul commentaire.
     On emprunta un escalier torve, puant un empyreume de goudron et les relents des boues de marée proches, avant de déboucher dans un couloir étroit menant à une petite chambre fétide, comme le nota aussitôt Joly.
-La chambre de notre veilleur, expliqua rapidement Maître Freissmayer. Comme le malaise de ma chère enfant l’a saisi comme une griffe à même le quai, nous avons préféré la faire aussitôt reposer sur la première couche venue. Etait-ce à tolérer, je ne sais…
- Vous avez fort bien fait, le rassura Joly.
     Deux femmes, entre deux âges, assises sur des chaises, et un jeune homme debout auprès d’une tabatière veillaient une petite forme agitée, prostrée au fond d’un lit couvert d’une épaisse grande-repasse.
     D’un seul coup d’œil, Joly disposa ses cartes. Il pria à demie-voix Maître Freissmayer de faire patienter ses amis dans l’espace du couloir ou mieux à l’extérieur du magasin, arguant de l’air fatalement confiné et souillé par les souffles de trop de présences, et plaça poliment Colin en sentinelle auprès du jeune homme, car il lui semblait que ce dernier tressaillait lourdement d’une suite d’émotions cruelles se nourrissant les unes les autres, et épuisant ce jeune sujet. Les femmes semblaient d’attitude sûre, de ces créatures d’airain trop familières des chevets de fièvre ou d’agonie.
     Maître Freissmayer tint à faire les présentations, abrégées en dignes saluts et gestes roulants de part et d’autre.
-Mon épouse, Frau Freissmayer…ma belle-sœur, Fraulein Elizabetha…mon fils Johann…
     En ce moment, l’être sur le lit se redressa en un long mouvement plein de grâce, révélant une jeune fille en chemise et bustier de nuit, au visage d’un pur ovale encadré d’une mousse ruisselante de boucles brunes : une beauté au regard perdu et au sourire ravissant. Car Gudrun Freissmayer souriait.
     Elle porta ses deux mains à son sein juvénile, et s’exclama d’une voix douce à l’adresse de Joly:
-Ah, monsieur le Pasteur, vous venez donc nous porter bonne parole et rectifier auprès de nos enfants Quintus et Jacques-Samuel les erreurs papistes de leur régent d’école ? Il ne fallait point vous mettre à cette peine, car nous avons ici en notre famille, savez-vous, la tradition d’un bien solide psaume. Voulez-vous l’entendre ?
    Et incontinent et sans attendre de réponse, tendant des bras d’albâtre tour à tour vers chacune des personnes présentes, Gudrun dévida les joliettes petites paroles d’une vieille comptine enfantine célébrant les joies des beaux jours :

                               Tra ri ra
                              der Sonner der ist da
                              Wir woll’n hinaus im Garten
                              und bei der Sonne warten…

-N’est-ce pas que c’est un beau psaume ? soupira-t-elle. Ce sont les paroles vraies sorties des lèvres bénies de notre seigneur Jésus-Christ …


                                                                                 *

Tandis que Colin demeurait en garde auprès de Gudrun Freissmayer, de son frère Johann, de leur mère et de leur tante, Abraham Joly regagna le quai où patientait le groupe de négociants.
     La brume s’éloignait. Le ciel apparaissait piqueté d’étoiles, et aussi pur que le monde-d’à-côté de Gudrun Freissmayer.
     A l’instant de prendre la parole, Joly scruta les nobles visages de ces protestants de la religion Réformée. Armateurs pour la plupart, venus s’installer à Cette pour le fructueux négoce maritime des vins et liqueurs à destination du nord de l’Europe, bons pères et bons époux, citoyens respectables dont les premières familles s’étaient établies en Languedoc vers 1770, ils venaient pour la plupart d’Allemagne et de Hollande, d’Ecosse, de Suisse et des terres Nordiques pour d’autres.
     Abraham Joly n’ignorait cependant pas que sous une intégration bon enfant, Cette couvait les injustices les plus flagrantes.
     Ainsi, ces gens n’ayant droit à aucune terre consacrée, à aucun cimetière (cela ne devait leur être concédé que bien des années plus tard), se faisaient ensevelir dans leurs magasins mêmes ou leurs entrepôts, nommés alors magasins-cimetières. Et leur temple, peu ou prou autorisé,  était réduit à une grange suintante et vermoulue, sise hors la ville, au bord de l’étang, et proche du chemin de terre menant de Cette à Balaruc.
     Protestant lui-même, le fameux neurologue et Procureur-Directeur de l’hôpital Général de Genève se sentait, sans doute de façon instinctivement chevaleresque, en partie responsable de cette communauté. Et il n’ignorait pas que leur statut, bien que prospère et considéré pouvait, aussi facilement qu’un enfant renverse de son souffle un château de cartes, être d’un jour à l’autre balayé comme fétu par les préjugés, les peurs et les visions angoissantes que chacun de nous porte en soi.
     Qu’en serait-il, songea Joly, des membres de la famille Freissmayer, si la maladie de la jeune Gudrun en venait à être connue et commentée ? Y verrait-on le Diable allié à cru et à sang avec les Protestants ? C’était probable. Et l’idée de la sinistre tare supposée ferait tache d’huile auprès de leurs amis, et jusqu’au sein du noyau familial de leurs employés, vignerons, tonneliers, gens de mer, comptables, secrétaires, et qui d’autre ?...
-Ma foi, nous serions frais, grimaça Joly.
     Et tout cela, tout ce remugle de pensées moroses et dangereuses, il le leur dit en mots simples et paroles justes.
     Ces troubles hystériques que Joly avait observé chez la jeune fille étaient connus depuis l’Antiquité, mais il n’appartiendrait à l’Allemand Sigbert Ganser de les décrire, de les détailler, de les classifier et de les analyser qu’en 1897. Quoiqu’il en fût, les symptômes étaient apparus à Abraham Joly, véritable précurseur neurologiste, caractéristiques d’une sorte d’état second qu’il nomma, faute de mieux,  crépusculaire : activité hallucinatoire, dialogues absurdes, à côté ou dépourvus de sens mais non point d’origine, torpeur portant chaque mouvement du malade à une sorte d’élégance éthérée.

1769-1770 David (Portrait de Mademoiselle Buron)

Jan Verbeeck - Le mariage d'une femme paresseuse

Aux environs de 1570 (c) vliegendpeert.be

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