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Une évocation du syndrome des jambes sans repos au cours d'une soirée banale dans une petite auberge, non loin du port de Sète...

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Cette, 1792,
Les chevaux de la diligence, exténués, s’ébrouaient sous la pluie. Leurs robes fumantes dégageaient de si forts relents que le Professeur Abraham Joly s’en trouvera incommodé. Il se hâta de descendre de la patache et de faire déposer ses bagages à l’auberge dont les lumières jetaient de grosses flaques jaunes sur le quai. L’aubergiste vint à sa rencontre, tout sourire, mais un jeune homme à la chevelure en épis et à l’expression éveillée qui patientait devant un cruchon de vin, le battit d’une courte tête.
- Citoyen Joly (et, plus bas) Monsieur le Procureur- Directeur… Je suis Colin Cabressou, présentement étudiant à la Faculté de Médecine de Montpellier, et votre assistant.
Le garçon fit aussitôt une excellente impression à Joly qui avait par nature, tendance à faire plutôt confiance aux regards limpides et aux voix dynamiques. Il lui tendit une patte vigoureuse que le jeune Colin saisit avec un plaisir visible. Ce que voyant, leur hôte s’empressa.
- Vous voudrez sans doute, citoyens, gagner sur le prix d’une chambre ? Nous en avons une excellente à deux lits.
- Cela me va, acquiesça Joly. Et pour vous, mon jeune ami ?
- Assurément. Et avec le plus vif plaisir !

 

L'affaire de la famille dansante

La chambre, proprette et simplement meublée, était située –à la grande satisfaction d’Abraham Joly- sur les arrières et donnait sur une petite cour cernée de logis bas. Ainsi, les dormeurs seraient relativement épargnés par les charrois qui, dès potron-minet, faisaient vacarme sur les quais. Des centaines de portefaix y chargeaient et déchargeaient en effet muids, tiercerolles, futailles de vin et autres charges de tonnellerie dont la cité de Cette avait fait sa principale activité.
- Et bien, Monsieur le Procureur-Directeur, dit avec une charmante simplicité Colin Cabressou tandis que tous deux disposaient leurs effets, je suis bien aise de vous servir.
-  Vous m’en voyez ravi !
- Mais… Pardonnez mon ignorance, quel est donc votre titre de Procureur-Directeur ? On ne m’en a point donné la définition, dans la hâte qu’on me signifia, qu’il y avait à me mettre en route pour vous accueillir à Cette.
Joly opina avec compréhension.- En Suisse, d’où je viens, et à l’Hôpital général de Genève ou j’œuvre, cela désigne le responsable des habitants d’un quartier de la ville, habilité à demander l’hospitalisation de ceux dont l’état de santé l’exige.
- Je comprends, murmura Colin. Genève doit être une fort grande ville !
- Hum, dit Joly. Vingt cinq milles habitants aux derniers comptes.
-  Et certainement fort belle !
- Certes, répondit Joly, que cette jaserie amusait, c’est aussi une ville sérieuse, ajouta t-il avec un léger sourire. Notre hôpital général en est assurément la preuve. C’est, je crois pouvoir le dire, un phare d’humanisme, un oasis de soins et d’attention au service des indigents et des malades genevois. Nous y comptons un hospice et un orphelinat, une maison de retraite, une vaste infirmerie à salles multiples, et une Discipline, de même.
- Une Discipline ?
- Une Discipline ! Un centre de soins pour les aliénés.
- Oh !
- Il y aurait, je pense, grand bien et progrès à libérer nos déments de leurs chaînes et de leurs colliers pour y substituer des corsets de force en épaisses toiles. Je m’y emploie actuellement, tout comme je pérégrine auprès de mes supérieurs afin que l’Hôpital accordât aux malheureux liberté de se promener et de prendre le bon air dans les jardins de notre Discipline.
Il y eu un moment de silence. Colin considérait rêveusement le profil puissant et calme du Procureur-Directeur, debout à la fenêtre, et les paroles ferventes de ce dernier flottaient en son esprit comme l’huile légère d’un baume.
- Et me voici, reprit soudain Joly avec un petit rire, observateur, avec la bénédiction de vos autorités sanitaires, des méthodes françaises de soins d’aliénation, et ambassadeur de l’Hôpital général de Genève.
- A Cette ?
- Oui ! A Cette ! Je fis toutes mes études médicales à Montpellier ou j’obtins mon doctorat en 1771. Je connais donc bien le Languedoc et Cette, qui possèdent d’excellents lieux de soins.
A cet instant, on frappa à la porte. C’était l’aubergiste qui annonçait le dîner. Abraham Joly lui désigna quelques pauvres lumières qui venaient de s’allumer dans le fond de la cour et tremblotaient au-delà du rideau de pluie.
- D’anciennes remises, sans doute ?
-  Oh ! Citoyen, dit l’aubergiste, je veux me montrer bon homme, et point occupé de mes seuls profits. Ce sont des appentis délaissés que je loue un demi-sou aux indigents de passage et à leurs familles. Avec cette somme, il y a une soupe pour chacun, une bougie et un seau d’aisances que je fais vider aux rigoles.


Un cauchemar assaillait Abraham Joly. Une foule hurlante et écumante se jetait à ses trousses. Il ouvrit les yeux, haletant et frissonnant dans une suée figée. Les cris, les hurlements, étaient réels, appels et jurons, venant de la courette. Des falots tressautaient ça et là comme des lucioles en folie. On entendit la voie de l’aubergiste :
- Au large, bougres, au large !
Un briquet fut battu. La face encore gonflée de sommeil de Colin apparut, flottant ainsi qu’une lune inquiète dans l’obscurité de la chambre.
- Qu’est ce donc que ce sabbat, monsieur ? Sommes-nous  dans un nid de brigands ?
- Cela, je ne le crois pas, répliqua Joly en se vêtant promptement.
Ils dévalèrent l’escalier, à demi accoutrés, et gagnèrent la cour où des ombres circulaient en grands affolements. Tous les appentis étaient béants, d’où s’échappaient de chiches lueurs. L’aubergiste, les apercevant, se lança vers eux.
- Citoyens, assistance !
-  Que se passe t’il ?interrogea Colin.
- Il se passe, ma foi, que nous avons par-là une sorte de famille de… de… de fourmiliers !
- Allons, dit Joly.
Un bouchonnier hirsute et en chemise les retint, désignant les appentis.
- N’entrez pas citoyens ! Le diable est céans, à rôtir ces victimes!
Et un gnome jaune de coing aux yeux chassieux ajouta en se signant :
- Pis que des chardons enflammés, qu’ils disent !
- Ne soyez pas stupide, mon ami, répliqua le Procureur-Directeur, en l’écartant d’autorité.
Il franchit le seuil de la cahute, Colin sur les talons.
La surprise de Joly fut telle qu’il vacilla, comme dans l’ivresse. Dans un pauvre décor de gravas et de terre battue, une famille de quatre personnes se perdaient en pédalages et en frictions acharnées des jambes, comme si une horde de vermine avait entrepris la conquête de leurs membres.
Les enfants, deux fillettes, avaient abandonné leurs châlits et déambulaient en pleurnichant par toute la pièce, s’évertuant à soulager par des frictions malhabiles et sans force leurs cuisses et leurs mollets en grande démange. La mère, encore sur la couche, se donnait des petites claques rapides aux genoux et au haut des cuisses, tout en poussant de petits soupirs exaspérés. Le père, dans d’immenses mais vains efforts, tentait de soulager sa famille, allant de l’un à l’autre en une démarche irrégulière car il semblait que lui, de même, était en proie à d’identiques irritations. Un jeune lascar qui s’était promptement glissé à la suite de Joly et Cabressou avant qu’on ait pu le retenir au col, s’exclama, l’œil rond :
- Ben vrai ! Voilà-t’y pas des maux de Camps-Volants et d’égyptiens !
Cabressou expédia le drôle sans trop de ménagements tandis que Joly grondait :
- Des draps trempés dans l’eau froide! Que l’on vienne!
Colin envoya l’aubergiste chercher en hâte des linges et un broc puisé au puits. Quelques gaillards, fouaillés par l’attitude du Procureur-Directeur, s’étaient ébranlés et bientôt les infortunés furent enveloppés de leurs draps et maintenus sans violence. Ils gémissaient toujours. Joly insista pour que circula le monde et il n’y eut bientôt plus que lui-même, Colin, l’aubergiste et deux ou trois hommes décidés dans l’appentis, en veille et résolus à toute aide et toutes interventions.
Au matin, les membres de l’étrange famille (toujours maintenus à la muraille par quelques solides tonneliers, car il apparaissait que l’ordinaire position allongée du repos prolongeait leur martyre)  ayant sombré dans un sommeil agité, Abraham Joly, après avoir fait relever les gardes-malades et s’être assuré à voix forte qu’on le préviendrait au premier changement ou première alarme, entraîna Colin dans l’auberge où ils s’assirent devant une soupe de lait et de pain noir. L’aubergiste allait et venait, quêtant de son regard battu d’insomnie quelques nouvelles terrifiantes. Impatienté de ce manège, Joly le fit asseoir face à lui.
- Mon cher hôte, dit-il avec un ton si décidé que le tournebride, subjugué, ne pipa mot, si les nouvelles vont vite sous votre enseigne, vous serez plus rapide encore qu’elles. Il n’y a nulle diablerie ici, ni mauvaise fièvre ou épidémie, ni rien qui ne puisse retrouver son ordre et laisser le citoyen en paix. Faites le savoir. Je suis médecin et puis vous donner parole que ce à quoi vous avez assisté cette nuit, et tous les autres avec vous, n’est que démangeaisons intolérables. Demeurant par mes prochaines fonctions quelques temps à Cette, vous aurez, j’en suis sur, à cœur de nous offrir votre assistance en éloignant les curieux et les langues ignorantes, et en assurant à cette famille, jusqu’à complète guérison, l’une de vos chambres.
Disant, Joly tendit à l’aubergiste une petite bourse de voyage comme on s’en prémunissait communément en ce temps là, ajoutant qu’il pourvoirait aussi longtemps que nécessaire  à l’entretien des malades, nourriture, potions et logement compris.
- Monsieur le Procureur-Directeur, êtes-vous sérieux ? s’émut Colin Cabressou après que l’aubergiste, rassuré, se fut éloigné.
- Le plus sérieux du monde, mon garçon ! Les symptômes observés en cette nuit épique, quoique spectaculaires, sont bénins. Ils semblent, en fait, appartenir au syndrome des jambes sans repos, et ont été décrit pour la première fois en 1685 par le neurologue anglais Thomas Willis.
- Quelles en sont les causes, Dieu-du-ciel ?!
- On l’ignore! Mais, je tiens une intuition de l’un de mes Maîtres, maintenant disparu, le Professeur de Sauvages de Lacroix. La lecture de son « Nosologia Methodica » te ferait le plus grand bien, mais j’ose croire que c’est déjà chose faite ?
- Ah, il m’a longtemps tenu au travail, mais je l’en suis redevable de reconnaître ces maladies de l’humeur. Ma mémoire n’est pas parfaite et je ne suis pas assuré de pouvoir en répondre tel que l’auteur.
- Bref, j’ai appris par une de ses inestimables confidences, que de telles jambes sans repos qui s’animent à l’heure de s’abandonner au sommeil, pouvaient être calmées par des broyats de feuilles vertes. Non en cataplasme, mais en boisson fraîche. Il tenait les algues vertes marines pour supérieures à toute autre plante dans ce domaine, et nul autre que lui ne connaissait mieux ces espèces. De ces recherches, il isola le fer et quelque acide pour principes actifs, mais du se résigner à poursuivre cette analyse. Quelques assurances prises auprès de nos patients nous établiront probablement dans ce diagnostic.

 

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Les Jouanic, éperdus, en vinrent à déterrer quelques tubercules germés dans les champs afin de s’en repaître, à boire l’eau des fontaines en désaffection et envahies de mousses. L’habileté manuelle chez Gourmelen se perdait et le raisonnement chez les siens. Enfin, il y avait eu Cette, la recherche l’après-midi même d’un refuge, aussi maigre fut-il (et sans espoir, avoua Gourmelen, de pouvoir payer le demi-sou demandé), l’épuisement à son apogée, la nuit affreuse.
Les signes de carence ferriprive se révélaient en abondance chez les Jouanic, comme le fit remarquer Joly au jeune Cabressou : épuisement chronique, difficultés d’élocution, intellect rabougri, indifférence et stagnation.
-… c’est que, citoyen, nous n’avons point de drogues ici, et y en a t-il seulement à Cette ? s’alarma l’aubergiste auprès de Joly. Que pouvons-nous faire ?
- oubliez les drogues mon ami. Mais veillez à servir aux Jouanic un cordial biquotidien fait de beaucoup de vert, des fèves, des pois, des lentilles et du vin. Et du bon pain frais que nous feront enfourner spécialement.
-comment ! Est-ce là des remèdes ?
- et des meilleurs !


- vous voilà devenu figure d’importance à Cette, Monsieur le Procureur-Directeur.
- Vous dites cela comme une lettre à double enveloppe, Colin !
- non pas !
Le maître et l’étudiant arpentaient, mains au dos, le môle Saint-Louis. La pluie avait cessé, le ciel était d’azur et tout empli de souffles revigorants.
- Non pas dis-je ! Mais il me semble bien à moi que Cette aurait tout intérêt à vous garder et qu’elle essayera en diable !
- vraiment ? Et quels moyens, selon vous, y emploiera-t-elle ?
- ceux des honneurs, de l’argent, et de la création d’un hôpital général !
- sacrebleu ! Mais que vous arrive t-il mon pauvre Colin, se précipita soudain Joly, en entrouvrant sans ménagement une des paupières de Cabressou. Je ne connais qu’un remède et encore faut-il l’administrer à temps ! Peut-être n’est-il pas trop tard ?
- Seigneur ! Vierge-Marie ! s’étrangla Colin. Je suis mort, sauvez moi ! Quel est-il ?
- Une bonne mesure de vin de Frontignan, jeune sot ! Prêtez-moi votre bras, et allons à l’auberge…

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Dans les jours qui suivirent, après que la famille Dansante (ainsi qu’on la surnommait à Cette) eut été protégée des indiscrétions en intégrant une des meilleures chambre de l’auberge. Abraham Joly et Colin Cabressou se relayèrent auprès des quatre alités. Bien que tout en faiblesse dans la journée, ceux-ci répondaient volontiers aux questions de leurs bienfaiteurs. Le manque de sommeil les épuisait, couplé à l’angoisse de voir réapparaître le soir venu, les insupportables démangeaisons.
La famille Jouanic, originaire du bourg breton de Ploegaël, avait, une année auparavant, quitté son village dans l’espoir que nourrissait Gourmelen, le père, d’exercer avec plus de succès son métier de sculpteur sur bois de vierges et de christs dans d’autres pieuses régions de France. C’était, reconnaissait-il, un rêve absurde qui leur avait bientôt valu la plus grande misère. A la faim insidieuse avait succédé des jours de famine, le froid, l’angoisse, les lieues ajoutées aux lieues sur la pierre des chemins, les accueils indifférents ou brutaux, rarement chrétiens, qu’ils avaient rencontrés, avaient assez rapidement affaibli les enfants, Aspasie et Armelle, puis la mère Maelenn. Les démangeaisons, les jambes sans repos, avaient fait leur apparition deux semaines auparavant, au sortir des Cévennes, rapidement envahissantes et incontrôlables: des soirées à chercher en vain le sommeil, des nuits entières à se retourner sans cesse dans les fossés, à tourner en rond dans les labours.

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