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Dédié à ma chère épouse Maria-Luisa, et à nos deux filles, Solange & Liane.


Cette, 1835.

​Ces quelques pages inédites récemment découvertes dans les Archives médicales de l’Hérault et rédigées en 1835, à l’âge de soixante-sept ans, par le docteur Colin Cabressou, sont une contribution majeure à une meilleure connaissance de l’œuvre d’Abraham Joly, (1748-1812), Procureur-Directeur au sein de l’Hôpital général de Genève, où il conclut sa carrière au poste de Président de la Société de Bienfaisance.​
     Le docteur Joly séjourna, comme on sait, quinze mois à Sète (alors Cette), Hérault, de mars 1792 à mai 1793, dans le cadre d’un voyage d’études et d’une collaboration franco-suisse touchant aux maladies neurologiques, (Abraham Joly s’adjoignant le jeune Cabressou, à l’époque étudiant en médecine à Montpellier).​
     Nul doute que cet inestimable document trouvera sa place dans les chroniques d’Abraham Joly (il s’agit en effet d’une enquête inconnue de cet infatigable chercheur), et complétera auprès de nombreux fervents le portrait de ce grand praticien.​
     Signalons par ailleurs que depuis 1997 existe, à la clinique Belle-Idée (anciennement connue sous le nom d’asile de Bel-Air) de Chêne-Bourg, Genève, un Espace Abraham Joly dédié à la culture et aux Arts. Un juste et magnifique hommage à cette lumière Helvète.​
     Mais effaçons-nous et laissons la parole au docteur Colin Cabressou pour une ultime enquête d’Abraham Joly…​

L'affaire de la famille truquée

     Au soir de ma vie, alors que me revient la douceur du souvenir de mon vieux maître Abraham Joly, je ne puis résister à l’appel de l’écritoire afin de relater la plus étrange enquête, en vérité, que nous menâmes mon mentor et moi, lors que ce dernier était instruit d’avoir à retourner sous peu en Suisse afin d’y occuper de nouvelles et éminentes fonctions.
     Si je m’en réfère à mes notes de l’année 1793, ce fut dans les derniers jours d’avril qu’Abraham Joly reçut cette missive. Je revenais du port où j’avais, dans un petit cercle des quais, disputé une partie de Nain Jaune, jeu fort en vogue alors dans ces années de Révolution.
     Joly me tendit la lettre sans un mot et feignit de s’absorber, il m’en souvient, dans un recueil d’études mathématiques du grand Leonhard Euler.  Puis, sans me regarder, d’une voix unie, il me dit :
-Allons, mon petit, cela était conclu avant même ma venue à Cette !
     J’avoue m’être lourdement effondré sur une chaise. J’étais saisi et chagrin de savoir notre séparation prochaine. Abraham Joly abandonna son livre et vint s’asseoir à mes côtés.
-Est-ce là, Colin, une façon d’envisager les choses à venir ? Et n’y a-t-il pas mieux à faire que de vouloir, à prix fort, construire un hypothétique orage sur les plaines de votre avenir ?
     Je reconnaissais bien là l’emphase métaphorique  de mon vieux maître à laquelle je m’étais si fort attaché, et ma peine redoubla. Mais, comme il est souvent en cette variété d’émotion nerveuse, les extrêmes se joignent, et au cÅ“ur de mes larmes je souris de sa remarque ampoulée.
-Sacre ! s’écria-t-il alors, je vois bien que je suis votre risée, laquelle n’est point étrangère à mes manies déclamatoires ! Allons, c’est bien juste de mêler le miel de la gaieté à la saumure de la tristesse ! On y dort en enfant comme entre deux sacs de bât ! Aussi je ne veux point, Colin, que vous ayez malgré cela quelque dessein de vous ronger les os au long de la soirée. J’ai fait préparer par notre brave aubergiste un dîner fin dont nous lui porterons assurément nouvelle, et lui ai arraché le serment de voir Maria Luisa partager notre table ! J’ai par ailleurs, mon garçon, une seconde nouvelle pour vous ! Celle-ci, je l’espère bien, chassera l’autre !

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                                                                            *

     Durant le dîner, Abraham Joly se montra enjoué et plaisant et nous tint éloignés, Maria Luisa et moi, de toute affliction, parvenant même à nous faire venir des sourires au récit galopant de ses années d’internat de médecine à Montpellier, lorsqu’il n’était encore, selon ses dires, qu’un «  vibrion fort toxique à son entourage Â».
     Nous en étions au café et aux marcs - jamais je n’avais si richement dévoré, le père de Maria Luisa s’étant surpassé dans son art - et Joly s’apprêtait à me porter la fameuse seconde nouvelle de cette soirée, quand un  homme d’une trentaine d’années au visage coloré que j’avais parfois vu de par les rues, franchit à grand bruit le seuil de l’auberge, trébuchant et manquant en se voulant retenir d’emporter avec lui une desserte chargée de brocs.
     Notre aubergiste se précipita, le regard furibond, criant qu’on le voulait ruiner par le saccage sans âme de son bien, mais l’autre, éructant en retour la « sacrée aide du docteur Â», le repoussa d’un puissant revers et portant les yeux alentour et apercevant Joly, le verre de marc au poing, se jeta à nous d’un seul bond. Je vis alors que son visage n’était point celui d’un exalté ou d’un intempérant, mais tout frotté de détresse et de peur…

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                                                                           *

     …Abraham Joly et moi-même courions en possédés vers les limites de la ville, menés sans trêve par l’homme au visage coloré -  Pierre-Claude Jeanjean, de son baptême.
     Nous atteignîmes en un temps record le chemin de terre menant à Frontignan. Des eaux enténébrées à notre gauche montaient des remugles de vase et de sansouire, et le froissement apeuré et soyeux de la gente ailée.
     Mon maître soufflait comme une baleine rorqual, et j’avais encore dans mes rots de gymnaste le parfum de l’eau-de-vie de muscat, quand des bâtiments bas nous apparurent, où brûlaient de chiches lueurs.
     Ce que nous prîmes pour une exploitation vigneronne ou saline tandis que nous franchissions les derniers talus se révéla, alors que nous entrions au galop dans la cour, une sentine révoltante faite de fanges non curées et de murs demi-éboulés. Sans ralentir nous surgîmes dans un commun bas, une étable plutôt qu’une salle familiale, où trois hommes buvaient à grosses goulées sourdes un vin épais.
     Notre diadumène nous annonça aux buveurs, reprenant souffle avec de pénibles rauqueries. Mais Joly et moi-même n’étions guère plus farauds que notre guide et nous acceptâmes, sans trop regarder à la coupe, les mesures de vin qu’on nous tendit.
     Un mur de cette salle avait vu sa bauge noircir et s’effondrer et, tandis que je buvais à petites gorgées haletantes un âpre vin de travail je distinguai, par une longue et large fente, dans ce qui semblait être un bâtiment voisin,  la lueur d’une bougie ça et là balancée dans le plus profond silence. Je m’approchai sous les regards des buveurs - Joly n’avait point encore perçu mon déplacement - et je vis un groupe de femmes au pied d’une échelle menant à une soupente. Toutes les générations semblaient être représentées. On eût dit dans la lumière cuivrée faisant s’allonger et bondir les ombres, un tableau des femmes sous la Croix.
     Les visages exprimaient sans exception la crainte, les regards levés l’incompréhension d’une situation et la révolte qui en découlait.
     S’éleva alors une voix de vieillard si effroyablement diminuée par l’effroi et la démence  qu’elle rendit à Abraham Joly tous ses esprits.
-Ôtez vos masques, femelles, ôtez vos masques, car je vous reconnais toutes, démones !  
-Oui, s’enhardit une des commères, se méprenant, sans doute une épouse à en juger par son âge certain, oui, me voici, Balthazar ! 
     Elle entreprit maladroitement de se hisser à l’échelle, soutenue par ses compagnes, mais la voix grinça comme un huis abominablement rouillé, disant :
-Vous avez pris visages de mes proches, tous tant que vous êtes, suppôts, afin de m’abuser ! Mais je vous vois avec vos yeux de boucs et vos langues pendantes, maudites et maudits, bien que vous montriez  faces connues ! ! Arrière ! Arrière, où je vous cracherai au visage ! Le Seigneur a béni ma salive !
     Et autres inepties à faire froid dans le dos…Déjà, Joly avait mis l’œil  à la lézarde.
-M’est avis, Colin, grogna-t-il que nous devons agir sans tarder. J’ai rencontré naguère des cas semblables en Suisse, dans la Gruyère et le Valais, chez des vachers et des laboureurs, et de même en Autriche et Hongrie.
-Seigneur, mais qu’en est-il, Maître, quel maladie est-ce là ?
-La médecine l’ignore encore, mon garçon. Mais je la nomme, quant à moi, le Mal d’Amphitryon. Car, semblable au fils d’Alcée et d’Astydamie, le malade se persuade de voir des sosies ayant pris la place de ses proches, quand Amphitryon voyait en son foyer un autre lui-même. Mais il ne s’agit point ici du caprice cruel d’un dieu ! Il y a grande souffrance qui ne se peut être soignée qu’en Discipline !
     On entendit la voix éructer et blasphémer dans la soupente.
     Joly se tourna  vers les trois buveurs qui s’étaient approchés, patauds et ballants.
-Est-ce votre père ?
-Notre grand-père, citoyen, dit l’un d’eux en se désignant, son frère et lui.
-Cela est grave. Nous devons le faire descendre de sa cache et l’emmener à l’hôpital.
-L’hôpital ? C’est que…nous autres n’allons jamais à l’hôpital, s’effaroucha l’un des petits-fils. N’est-ce pas bien cher, à ce qu’on dit ?
     Joly le dévisagea, les yeux étrécis.
-L’hôpital est pour tous, mon brave.  Qui le peut, paie. Pour les autres, l’hôpital y gagne en prières. Et à présent, à la soupente, au plus vite !
-Merci, messieurs les docteurs, lâcha alors le plus âgé des buveurs d’une voix qui se voulait assurée mais n’était rien moins que grêle, comme celle d’une chèvre.
   Les paroles de mon bon maître leur avaient donné comme du fouet. Nous sortîmes en débandade dans la cour et par un passage bas rejoignîmes les femmes de la maisonnée au pied de l’échelle.
     L’une de ses brus tentait, mais en vain, de raisonner le vieillard.
-Vous me remettrez bien, allez, papà ! Voyez, je suis Sylvie, votre Sylvie !
-Tu mens, carogne ! cria en retour le vieux Jeanjean du fond de sa soupente. Tu es Lilith, succube et dévoreuse, qui a pris la face de ma chère petite pour me tromper !  Car tous, ici, désirez vous repaître de ma chair. Mais qui est-ce là ?
     Craignant à-demi un mauvais coup, je venais de montrer à mon tour la tête à hauteur du plancher de la soupente et je vis à deux pas briller les yeux emplis de peur et de rage du vieux dément, tassé entre des ballots crasseux. Cependant, ne reconnaissant point en moi un visage connu ni un de ces sosies malveillants dont il se croyait tourmenté, Balthazar Jeanjean tendit à l’instant vers ma joue une main décharnée toute liée des cordages veineux de l’âge et, d’une voix suppliante, s’adressa à celui qu’il pensait, d’un coup, être un protecteur céleste envoyé par le Ciel pour asservir les démons ayant pris l’identité de ses proches, et les rejeter dans la Géhenne.
-Saint-Michel, bon saint-Michel-Archange ! balbutia-t-il, vous êtes donc venu, mon bon monsieur du Ciel, pour me défendre, vous, le meilleur des servants de notre Seigneur, qui avez foulé aux pieds le dragon…
     Et autre homélies personnelles dites d’une voix pointue et pateline qui me firent craindre une délirante bouffée mystique. Mais, comme juste à ma suite sur l’échelle mon bon maître tirait avec insistance sur mes basques, il me vint à propos la conduite  à tenir.
-Je suis là, dis-je, (et en cela, me rapportant à la seule personne de Colin Cabressou,  je ne mentais pas à l’insensé), mais je ne suis point venu seul.
-Et qui donc est avec vous ? interrogea d’une voix frémissante de curiosité Balthazar Jeanjean.
-Saint-Georges, répondis-je avec le plus grand chic.
     Cette réponse eût le don de jeter le pauvre homme dans les plus ineffables félicités, et il pria, d’une singulière voix d’enfant qui me bouleversa, saint-Georges de se montrer à lui, ce que fit hardiment Joly en glissant sa tête à mes côtés. Alors, le bonheur du vieil halluciné ne connût plus de limites, qui le lança dans une crise incontrôlable de gloussements.
     Joly et moi étions redescendus de notre échelle. Joly m’entraîna, avec Jeanjean Père et un de ses fils, dans la cour.
-Possédez-vous des chevaux ? demanda-t-il.
-Des ânes.
-Fort bien. Mon adjoint ici présent et votre fils vont joindre l’hôpital avec ces Aliborons, qu’ils travailleront bien à fond. En retour, le fourgon hippomobile de saint-Charles prendra à son bord votre malade. Je me charge du reste !
     On peut croire si nous courûmes aux bêtes ! Les ânes paissaient à deux pas. Le jeune Jeanjean et moi les sellâmes à la six-quatre-deux et nous filâmes sur Cette, nos montures rudissant sous nos coups de talon rageurs.
     A l’hôpital Saint-Charles, le nom d’Abraham Joly fit merveille. L’établissement ne possédait qu’une unique « ambulance Â»,  un coffre léger à deux chevaux qu’on équipa aussitôt à nos cris, et dont on confia la menée à une jeune panseuse éberluée. Nous abandonnâmes nos ânes à la pâture longeant l’hôpital, sautâmes dans le fourgon, et fouette au retour !
     Durant ce temps, ainsi que me le conta par la suite Abraham Joly, il y eut forte besogne pour lui.
     Balthazar n’avait point abandonné l’idée qu’un secours divin était venu le visiter afin de l’arracher à ses diaboliques tourmenteurs, et même il la chérissait avec une ferveur qui laissait muet. Et mon bon maître, ayant fait se dissimuler les membres de la famille derrière des murets éboulés ou quelques amas de fumier à grands jurons comme s’il chassait les démoniaques sosies, (en leur recommandant par ailleurs le plus profond silence), avait extirpé par de lénifiantes paroles le vieux Jeanjean de sa soupente afin de le mener au plus près de la cour, fort attentif  - comme on l’imagine ! - à la prompte venue de notre attelage. « Ce fut Â», me dit Joly, « le plus beau déballage de sornettes que j’eusse jamais cru devoir présenter à un de mes infortunés patients ! Â». Le vieux Jeanjean s’il ne s’étonna point de la disparition des sosies puisque une protection divine était sur lui,  ne parut pas davantage se soucier du retour des « véritables Â» Jeanjean. Et mon maître n’eût garde de lui en apporter le sujet.
     Le fils Jeanjean abandonna notre équipage  peu de temps avant notre arrivée aux bâtiments et se fondit dans la nuit, car, ainsi qu’il me le dit avec assez de bon sens, son grand-père n’eût peut-être point manqué de s’étonner de le voir au mieux avec cette milice angélique, ce qui lui eût dessillé les yeux à la supercherie.
     Et c’est ainsi que saint-Georges et saint-Michel-Archange, encadrant Balthazar Jeanjean, partirent à bord de l’ambulance des Cieux conduite, vers Cette et son hôpital, par un ange en robe immaculée.
     Joly et moi n’osions croiser nos regards.
     Le vieux Jeanjean fixait l’ombre droit devant lui, le regard extasié.

​

                                                                              *

-Une bien impressionnante maladie, vous dites vrai, Colin. Je crois le Mal d’Amphitryon causé par quelque atteinte lésionnelle, dans ces territoires temporo-pariétaux dont nous découvrons peu à peu les incroyables architectures. Un choc, pourquoi pas, une dégénérescence rapide, forment probablement le cÅ“ur de ce type de délire…Mais trêve ! J’ai beaucoup mieux pour vous, mon cher garçon !
-Beaucoup mieux qu’Amphitryon ? m’épouvantai-je. De grâce, mon maître, gardez-le encore un moment pour vous !
     Joly éclata d’un grand rire joyeux.
-Ne vous avais-je pas promis une bonne nouvelle lors de notre dîner ? Nouvelle que l’entrée turbulente d’un des Jeanjean et notre marathon nocturne envoyèrent sans phrases au Puits des Oublis ! Mais pas pour Abraham Joly ! Voyons, quand achèverez-vous vos études ?
-Dans deux ans, si Dieu le veut.
-Avec obtention de votre diplôme ?
-Assurément.
-Le docteur Lagarde, sis impasse des Frères, se fait vieux, poursuivit Abraham Joly du ton léger qu’il eût pris pour m’inviter à vider un pichet à l’auberge, et, me dit-il, soucieux de transmettre sa clientèle à un jeune confrère. Verriez-vous quelque inconvénient à reprendre le flambeau ? Lagarde m’a assuré être prêt à vous attendre. Je sais le cabinet obscur et sans doute assez froid aux mauvais jours, aussi, mon jeune ami, soyez assuré que nous comprendrions un refus de votre part !


                                                                                 *

     Dix jours plus tard, mon maître quittait Cette pour Genève. Je fus seul, à sa prière, à l’accompagner à la patache, retenant avec peine mes larmes. Sans doute ne tenait-il point à montrer les siennes devant trop de monde.
     Nous devisâmes, non sans humour, en attendant le bouclage des malles et l’heure du départ de nos aventures passées, mais avec un feint détachement dont ni lui ni moi n’étions dupes et que nous entretenions comme un feu dans la plus obscure nuit.
     Enfin :
-Il est temps, en voiture, citoyen ! prévint le postillon.
     Joly me tendit la main par la portière de la patache, cette même patache qui l’avait mené à moi un soir pluvieux de mars, quinze mois auparavant, cette même main qui, tant de fois, s’était posée sur mon épaule avec tout son poids d’estime et d’amitié. Et cette fois-ci avec un tremblement, qui se voulait retenu, d’émotion en ce départ définitif.
     La patache s’ébranla et je courus à hauteur de portière, ne voulant point lâcher la main de mon maître, et lui de même, retenant dans nos paumes l’humble chaleur partagée d’un ami à un autre.
     Puis, enfin, je ne vis plus de lui qu’un bras tendu vers le ciel et des doigts qui s’entrouvraient, pour un salut ou une bénédiction. Le poing se ferma, et la patache disparut au tournant du chemin.
     Je regagnai, accablé, la chambre où bien des décisions avaient été prises, où tant de  choix avaient été pesés. Mes regards se portèrent en cet instant sur notre table : Joly m’y avait abandonné l’un de ses microscopes de Cuff.
    Et, alors même que je trace ces lignes, en vérité l’appareil est là, devant moi, ses lentilles propres, ses cuivres astiqués, comme un bon serviteur à la tenue soignée et à l’échine raide, attendant les ordres de son maître.
     J’obtins mon diplôme de docteur en médecine en 1795, deux ans plus tard ainsi que dit et, fidèle à la promesse faite par Lagarde à Abraham Joly, le brave praticien me remit devant notaire sa clientèle. Je demandai également ma chère Maria Luisa en mariage.
     En 1812, on me fit tenir la nouvelle du décès de mon maître. Nous ne nous étions jamais écrits. C’eût été inutile et comme les restes figés d’un fin souper. Je m’assis bonnement et me mis à pleurer.


                                                                                   *

     Un an plus tard, j’entrepris le voyage de Suisse en compagnie de mon épouse afin de me recueillir sur la tombe de mon vieux maître au cimetière genevois de Plainpalais.
     Ce ne fut point une cérémonie douloureuse car nous étions venus en Suisse, nous nous en étions mis d’accord, comme à une véritable fête de la souvenance. Nous lûmes ensemble l’épitaphe gravée sur la pierre

Il fut le père des pauvres
Et l’honneur de sa patrie,
Il se repose de ses travaux
Et ses Å“uvres le suivent

et ma Maria Luisa, qui possédait un assez joli bouquet de voix, chanta un cantique fort aimé de mon maître, celui où il est dit qu’il y a un temps pour chaque chose,

Un temps pour déchirer et coudre,
Un temps pour taire et pour parler,
Un temps pour régler et résoudre,
Et même un temps pour s’en aller !

     Nous déposâmes un bouquet au pied de la stèle, et le petit alpiniste de tôle que la jeune Aliette Colignon - à présent libérée de son mal et âgée de vingt ans – nous avait remis avant notre départ.
     Une bruine légère sévissait alors mais, comme nous quittions le champ funéraire, cette pluie cessa soudainement et un obstiné rayon de soleil, perçant les cendres du ciel, nous accompagna tout au long de la rue des Rois jusqu’à l’esplanade des fiacres.

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