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La porte de la chambre d’auberge battit la muraille, et Colin Cabressou surgit, brandissant une large feuille de papier imprimé. Le jeune adjoint d’Abraham Joly semblait avoir couru, et être hors de lui.

Son maître leva un sourcil.
-Eh bien, Colin, voulez-vous ajouter le bris d’une porte et l’enfoncement d’une cloison à notre note hebdomadaire ?
-Non point, monsieur, mais ce que je tiens…
-Et qui semble être un journal-affiche, si je ne m’abuse…
-Précisément ! J’ai peine à croire une fois de plus ce que j’y lis ! Les murs de Cette en sont couverts ! On s’y gausse, on y maroufle, on y assène, on y tranche, on y…
-Bref, sourit Joly, en deux mots… ?
-Vous avez raison, monsieur, ma langue se pétrifierait de vous en dresser les listes ! Mais voici : les médicastres, et autres morticoles, ont tourné le dos à l’Esprit de nature, ignorant ses lois Insignes pour fouailler de leurs doigts avides de gloire et d’or des profondeurs interdites !
-Voilà qui est fort senti ! commenta Abraham Joly avec le plus grand sérieux.  Et je serais alors une de ces bêtes « fouailleuses Â» ?
     Depuis des semaines, en effet, des gazettes volantes nuitamment placardées de par la ville entendaient dénoncer la « science impudente Â», les « désosseurs de vie Â» et les « scarificateurs de l’esprit Â».
     Elles étaient le fait d’une confrérie fraîchement installée à Cette, dite la Pharmacie de l’Âme. Ses adeptes, menés par leur maître, un certain Méricourt, venu on ne savait d’où, prônaient, non sans succès semblait-il, le maintien terrestre des corps par l’astrologie et mille autres simagrées dignes des prêtres d’Ammon, plus que par la médication raisonnée et la saignée !

Il y a des époques où la médecine est confrontée aux pseudosciences.

L'affaire de la pharmacie de l'âme

The apothecary (Metsu Gabriel)

Colin Cabressou allait se lancer dans de nouvelles véhémences indignées quand Maria Luisa, la fille de leur aubergiste, avança sa jolie frimousse dans la chambre, ce qui eût le don de faire faire aussitôt nougat tendre au jeune homme.
-Une lettre pour vous, monsieur Abraham.
     Tandis que les deux jeunes gens se perdaient quelques instants dans les regards de l’un et de l’autre, Joly décacheta la missive et la parcourut rapidement.
-Eh bien, Colin, murmura-t-il en relevant la tête, une lueur étrange dans le regard, peut-être pourrez-vous exprimer son fait de vive voix à l’intraitable Méricourt plus tôt que prévu.
-Que voulez-vous dire, Monsieur le Procureur-Directeur ?
-Que nous sommes, quand nous le désirerons, les hôtes – le mot est tracé – de la Pharmacie de l’Âme. Ah, parbleu, cela est bon !

Joly se tourna vers Maria Luisa.
-Mon enfant, dit-il, en savez-vous bien un peu sur cette fameuse Pharmacie de l’Âme ?
- Hélas, Monsieur, je voulais tantôt vous en tenir propos ! s’exclama alors la jeune fille en retenant avec peine de soudaines larmes. Mon amie Linette s’est tant trouvé remèdes à leur maudite Pharmacie qu’elle a déserté le giron de ses bons parents pour s’en aller servir dans ce phalanstère du diable !
-De quelle famille s’agit-il ? s’inquiéta Joly.
-Des Escarquel, les voiliers. Père et frère ont bien tenté de leur reprendre qui la fille, qui la sÅ“ur, mais ils n’ont seulement pas pu approcher de ces païens !
     Joly fixa Colin, le regard sombre.
-Nous en approcherons d’autant mieux, Colin et moi. Mon cher petit, nous avons une liste d’actions à dresser !

                                                                     *

                                                                                      

The alchemist (Pietro Longhi, 1757)

La voix de Méricourt était douce, comme une partition mille fois répétée et désormais jouée sans faute, d’une lointaine enfance. Mais une prunelle terrible, d’un tigre plus que d’un homme, transperçait ses interlocuteurs.
-Nous resterons debout, si vous le voulez bien, Monsieur, répondit froidement Abraham Joly, à entendre ce que vous avez à nous dire.
-A votre aise. Cela tient, du reste, en peu de mots. Je vous parlerai donc à coeur ouvert, professeur Joly. Je pense, quant à moi, messieurs, être un peu un monstre, car sujet à d’immenses et noires visions depuis ma tendre enfance que je vécus, arraché à l’amour de mes nobles parents et à l’affection des miens, dans l’Espagne Egyptienne, celle des camps-volants et des cigains. Cette existence demie-magique et demie-de misère auprès des Gitans m’offrit cependant la révélation des grands espaces cosmiques s’ouvrant en nous…
-Que nous bâillez-vous là ? gronda Colin avant que Joly eût pu lui signifier la mesure. Les placards funambulesques que vous abandonnez aux regards des âmes les plus simples ne visent à rien d’autre qu’à consacrer votre emprise sur d’infortunées existences. Êtes-vous seulement médecin ? Non pas ! D’où tirez-vous les « onguents Â» de votre Pharmacie ? De votre cerveau malade et empourpré !
-Je déplore votre colère, Monsieur Cabressou, répondit calmement Méricourt, mais je vous la pardonne, car je la sais dictée par l’ignorance et la méfiance, et votre repli aveugle et sans réflexion aucune au sein de la science satisfaite de votre maître. Cependant, veuillez tous deux considérer une chose : les seuls mystères d’une banale forêt encombrerait vos plus vastes bibliothèques, réduirait à néant vos plus gigantesques avatars humains. La « médecine Â» de notre siècle moderne – j’emploie ce mot de médecine en me faisant forte violence – cette « médecine Â», dis-je, violeuse et âpre, a choisi le parti de l’infamie et prolonge le péché originel.
-Vos propos exigent plus de clarté, rétorqua Abraham Joly. Ainsi éclairés, peut-être pourrons-nous rejoindre quelque peu votre réflexion.
     Un sourire mou et satisfait se peignit sur le visage de Méricourt.
-Je vous remercie, professeur Joly, de votre désir de vous ouvrir à mon point de vue. Violeuse ? Parce ce qu’elle a tourné le dos aux sagesses premières et à Dieu, seul dispensateur de douleur ou de soulagement, pour s’en aller commettre les plus noires et abominables recherches dans les chairs et les esprits. Âpre, parce que nos prétendus médecins ont percé de leurs serres sanglantes la matière fragile et verte des cervelles qui leur étaient offertes en pâture en sachant, par leurs actes immondes, y trouver l’or de leur déchéance acceptée.
-Niez-vous les progrès de cette médecine, mot noble dont je m’emplis sans honte la bouche, à votre contraire, de cette médecine tant haïe de vous et de vos adeptes qui n’en peuvent mais ?
     A présent, la voix de Joly grondait dans la pièce, semblant jaillir des murailles pour mieux fustiger la folie et les propos du maître de la Pharmacie de l’Âme.
-Chaque jour nous apporte notre lot de connaissances et par-là même la sauvegarde de vies humaines qui, sans nos médecins, s’en seraient trouvées soufflées par les galops de la Mort.
     Les brutes entourant Méricourt voulurent intervenir et s’ébranlèrent lourdement, mais ce dernier les retint d’un geste nonchalant.
-Poursuivez, professeur.
-Les noms de Bernardino Ramazzini, de Vicq d’Azir, d’Amyand, signifient-ils seulement quelque chose pour vous ? Résonnent-ils au plus profond de votre sensibilité ? J’en doute. Ramazzini, ce prodigieux Italien, a rédigé en 1714 un traité des maladies professionnelles. Car oui, Méricourt, les gens qui travaillent souffrent parfois de ce travail. Le réseau de surveillance de l’état sanitaire des populations françaises mis en place par d’Azir a préservé plus de vies que vos sottes appréciations et vos pernicieuses et fumeuses théories. Amyand, il y a un demi-siècle, réalisa la première appendicectomie. Que leur opposerez-vous, grands dieux, à eux et à tant d’autres ?
     Méricourt éclata de rire.
-J’aime votre courroux, Monsieur le Procureur-Directeur Joly, car il est sain. Mais ces beaux messieurs que vous évoquez n’ont jamais été que les instruments heureux des anciennes sciences primitives, des magies oubliées, que leurs ancêtres velus portaient en eux : celles de l’astrologie, du feu ardent - et purificateur de nos atmosphères - des comètes, des passes magiques, des attouchements de pression, des mÅ“urs secrètes des bêtes, du vol significatif des oiseaux. Méricourt se dressa à demi, fit une petite révérence moqueuse. Imaginez-vous comment je soigne mes gens ? Par l’emploi des moisissures. Toutes les moisissures sont bonnes. Je l’ai toujours su.
     Reprenant son sérieux, le maître de la Pharmacie de l’Ame déclara :
-Et pourtant, vous et moi, professeur Joly, pourrions avancer fort loin, de concert.
-J’attends vos explications, Méricourt.
- Allier nos sciences, le passé brutal et l’avenir lumineux, les faire devenir école, les plonger dans l’athanor du savoir absolu. Ce serait un fameux coup ! Que vous en semble ?
     Abraham Joly allait répliquer quand des galopades se firent entendre, ponctuées de hurlements et de quelques coups de feu.
-Qu’est-ce cela ? cria Méricourt. Qui va ?
     Ses séides voulurent gagner la porte, mais celle-ci fut rejetée sous la poussée d’une douzaine de gardes de ville sous la menée d’un sergot, qui immobilisèrent  Méricourt et de ses miquelets.
-Est-ce votre Å“uvre, Joly ? demanda le maître de la Pharmacie de l’Âme.
-Je ne m’embarque point sans biscuits, mon bon Méricourt.
     Le sergent s’approcha.
-Linette Escarquel ? voulut aussitôt savoir Joly.
-En sécurité, Monsieur le Procureur-Directeur. Mais fort fatiguée. Je connais bien ses parents, de braves gens, allez. Le sergot désigna Méricourt. On aurait dû depuis longtemps s’occuper de cette vermine. Beaucoup de ses jeunes serfs et serves, ainsi qu’il les appelait, n’ont guère plus que la peau sur les os.
-Que va-t-il advenir de lui ? demanda Colin.
     Le sergot tira la lippe.
-N’étant point Français, mais bâtard d’une sorcière Gitane et d’un berger Catalan, nous le reconduirons sous bonne garde à la frontière. Il paraît que les alguazils l’attendent ferme là-bas, car il y a fait du propre.
     Méricourt fut entraîné.
     Passant devant Abraham Joly, il s’immobilisa un instant.
-La magie est et demeure, professeur Joly.
     Abraham Joly acquiesça gravement à ces banals verbes, dits simplement.
-Assurément, la magie existe, Monsieur, et j’y crois tout autant que vous y croyez. Mais la mienne n’est point celle des nécromants, ni celle des humeurs du soleil et de la lune, ou des amours de je ne sais quels astres. Et ses bienfaits n’ont nul besoin d’être changés en particules ou en noires lumières du charbon. Oui, toute la magie nécessaire à l’homme est ici – Abraham Joly se frappa le front. Et, bien qu’elle s’y montre parfois malaisée, incompréhensible et très effrayante, elle l’emportera loin, plus loin que vous et moi pourrons l’imaginer, si elle ne le terrasse point auparavant, aussi sûrement qu’une mousqueterie. Mais aujourd’hui, Méricourt, la magie s’est lassée, et vous avez perdu.

     La secte de la Pharmacie de l’Âme occupait une vaste bâtisse juste sur les arrières de l’église Saint-Louis qui, en ces temps révolutionnaires, servait alors de salle de réunion malgré que plus de deux mille marins et pêcheurs catalans présents à Cette, eussent mandé un fort lieu de prière.
     Joly et Cabressou gagnèrent par la roide rue de la Citadelle le porche de la maison, et s’y firent annoncer par quelques coups de marteau résolus.
   Une petite face grise et suspicieuse – celle d’un adolescent sous-alimenté – se montra par-delà une lourde chaîne, bien singulière en un lieu supposé communautaire et accueillant à tous, et Joly, ayant remis sans dire mot son invitation, Cabressou et lui furent menés de couloirs sonores en rotondes jusqu’à une haute porte. Ils n’avaient point été sans croiser dans leur avance des « adeptes Â» dont la plupart, vêtus de tuniques de bure grise et grossière, semblaient perdus en un songe infini d’où les visiteurs étaient exclus.
     Leur lugubre cicérone frappa un code convenu au lourd battant et, ayant seul d’évidence entendu la juste réponse, s’effaça devant le Procureur-Directeur et son élève, avant de clore la porte dans leur dos.

                                                                                     *

     La pièce, haute de plafond et éclairée de larges fenêtres, possédait un plancher tant frotté et récuré qu’il en paraissait d’os. En son centre un fauteuil gainé de reps rouge et râpé, et deux petits bancs de traite. C’était là le seul ameublement.
     Assis dans le fauteuil comme sur un trône bon enfant, le sieur Méricourt leur signifia, d’un geste joyeux, qu’ils eussent à approcher. Le maître de la Pharmacie de l’Âme était un beau garçon d’une trentaine d’années environ, au sourire radieux et engageant, mais que contrariait un regard clair, effilé et calculateur. Il était vêtu de la façon la plus simple qui fut, en coutils de paysan frais et repassés, et pieds nus. De part et d’autre du « trône Â» debout et marmoréens, se tenaient deux montagnes de muscles qui, jugea Joly, n’avaient point figures de « frères Â», mais de sicaires, trouvant sans doute dans le prêchi-prêcha de Méricourt de quoi assouvir leurs instincts de bassesse.
-Prenez place, Monsieur le Procureur-Directeur, et vous aussi, Monsieur Cabressou, afin que nos paroles se fondent et coulent en alliées.

Vue de Sète inspirée de l’œuvre de Vernet et exécutée par Gudin vers 1840. Fonds du Musée Paul Valéry.

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