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Les trois frères se tenaient en rang de parade devant Abraham Joly dans sa petite chambre d’auberge, et se dandinaient de timidité en triturant avec gêne, entre leurs doigts épais comme des manches de pelle, leurs bonnets de laine.

​Abraham Joly les observait avec curiosité. Les trois Santelli étaient des colosses, dont les fronts touchaient presque les poutres du plafond. Poitrines taillées en futailles, épaules rondes comme des jambons et à peine moins grosses, visages larges et bonasses de grands enfants naïfs où s’ouvraient les étonnants yeux gris des Italiens du Frioul : la fratrie ne passait pas inaperçue. Joly les eut volontiers priés de s’asseoir s’il n’eût craint d’ajouter à sa note le bris sans phrases des chaises de la chambre, et les placides géants eux-mêmes ne semblaient guère vouloir s’y risquer.
-Il s’agit donc de votre sÅ“ur, mes garçons ? se fit-il préciser, poursuivant l’entretien juste commencé.
-Oui, signôr Joly, acquiesça Matteo, l’aîné des frères. Notre cadette, Augusta. Et comme nous avions bien l’honneur de vous le dire, le sort de notre beau-frère, Galleano puiné, nous donne de même notre plein de tourment.

Les sels de lithium sont utilisés pour combattre les troubles bipolaires. Certains vont jusqu'à prétendre que cette pratique aurait pu naitre à Cette...

Luca Santelli prit la parole. Il mâchait doucement ses mots, comme s’il eut goûté prudemment une gomme-gutte. C’était le second en âge du trio. Joly retint un sourire, songeant que les Santelli, sans doute, suivaient scrupuleusement des hiérarchies familiales, toutes de préséances.
-C’est vrai, signôr dôtor. Cypriano - Galleano pûiné, à votre connaissance - n’en peut plus. Epoux de notre petite Augusta, il ne sait aujourd’hui, pardon !, par quel bout de la poêle la saisir, et quelle lichée de sponghe, de beurre, dorerait le tendron…
     Joly fronçait les sourcils, la lippe soupçonneuse et combative.
-Grand Diu ! ajouta à son tour et comme il se devait, Mimo, le plus jeune des Santelli. Une fois qu’Augusta le mignonne et une fois que je te rosse, et une fois qu’elle conquerrait le monde et une fois qu’elle ne peut pas même lever le doigt pour préparer la brovada, la polenta, et la gubana que Cypriano aime tant ! Et ça, c’est très grave !
     La lumière jaillit soudain, et Joly respira à pleins poumons. Il avait, un battement de cÅ“ur, craint de ne point parvenir à percer les rustiques substitutions analogiques des frères !
-Je comprends, dit-il brièvement. Humeurs abstruses, féminité fantasque et versatile,  lunatisme de ménage…
     Ce fut alors au tour du docte Abraham Joly de traduire sa prose !
-En deux phrases : le caractère fort changeant de votre sÅ“ur Augusta, fait tour à tour d’enthousiasme et de langueur met en grand danger son avenir avec Cypriano, et fait que celui-ci ne sait à quel saint se vouer !
     Le trio Santelli approuva vigoureusement et en silence de toutes ses têtes, visiblement impressionné par les justes arrêts d’Abraham Joly.
     Ce dernier voulut savoir qui les avait diligentés à lui.
-Signôr dôtor, on dit dans Cette, appuya Matteo en roulant de la voix, désormais acquis à la cause du Procureur-Directeur, que vous soignez toutes sortes de têtes, et même celles des femmes !


                                                                                *

     Après avoir assuré les Santelli qu’il chercherait remède aux hauts et bas d’Augusta et que cela ne leur coûterait que la peine de s’être rendus en visite chez lui pour l’amour de leur sÅ“ur et solidarité envers leur beau-frère, Joly rejoignit dans la salle d’auberge son jeune collaborateur et étudiant en médecine Colin Cabressou, qui aidait Maria Luisa, la fille de la maison, à servir en salle.
     A l’évocation des frères Santelli et de leur sÅ“ur Augusta, Colin grimaça.
-Voilà une affaire pour vous, maître ! Depuis notre venue à Cette, il ne s’écoule de mois que je n’entende évoquer de près ou de loin ces deux infortunés, mais je n’ai jusqu’à présent point eu, veuillez me le pardonner, l’esprit de vous en parler. Savez-vous comment les vipères surnomment Augusta ? La Fille de Torricelli, en rapport avec les baromètres ! N’est-ce point vilenie ? On dit la malheureuse en grande souffrance, et certains pauvres esprits d’ici la pressent de se confesser pour, à leur conviction, la soulager de quelque innommable faute où Augusta se serait complu ! Croyez-moi, monsieur, il faudrait à son mal un grain de magie !
-Un grain de magie, dites-vous ?
-Sans l’ombre d’un doute, monsieur !
-En ce cas, dit Joly après un long silence, il ne nous reste guère d’autre initiative que de consulter le Huron.
-Comment ! s’effara Colin. Que me dites-vous ? Il y aurait donc un Huron à Cette ?
     Joly rit sous cape.
-Assurément, mon jeune ami. Et si Maria Luisa peut trouver la force se passer un couple d’heures de son chevalier servant, nous allons rendre visite à ce Huron de ce pas.

*

     Le quartier « indien Â» de Cette était accroché aux pentes du mont Saint-Clair au lieu-dit la Val Cauda, ou vallée chaude, sise dans un décor de terres emblavées et de vignes.
     Au terme d’une montée sous un soleil ardent, Joly et Colin reprirent haleine et se désaltérèrent aux gourdes dont ils avaient pris soin de se munir. Puis, Joly mena, entre deux murets de pierres sèches, son élève jusqu’à une cahute de planches, où les épaisses vrilles d’une viorne blanche en pleine floraison semblaient vouloir tout autant maintenir l’intégrité de la bicoque que la parer d’une sorte de grandeur souriante.
     Une silhouette parut sur le seuil et salua bas. C’était le Huron.
     Homme entre deux âges, au visage tavelé ainsi qu’une vieille pomme oubliée sur sa claie comme s’il avait, jadis, reçu des gouttes de poix à la face, le Huron portait sa chevelure mangée de gris retenue en un court catogan. De longues moustaches tombantes et - Colin s’en aperçut avec stupeur - tressées, lui donnaient un air égaré et sauvage de naufrageur ou de bourreau chinois. Il arborait un vieux pourpoint lie-de-vin, des bas sales et déchirés, et des souliers éculés à boucles d’argent terni.
     Si Colin avait espéré un indigène paré de plumes et à demi-nu, calumet aux lèvres, il en était de sa maigre vision. L’apparition était, à son avis, bien pire.
-Meistre Joly, prononça le Huron, d’une voix éraillée et feinte de gravité.
-Meistre de Savoir, répliqua aussitôt Joly, en ce qui paraissait être entre eux un rituel de la plus haute importance, mais un rituel de drôles.
     Le Huron les pria d’entrer. Son intérieur était fort démuni, quoique propre : une table, deux chaises paillées, un châlit, quelques pots en constituaient les plus grandes richesses. Et tout cela proposé et mis à entière disposition avec des gestes de Grand Mogol. Une pile de livres moisis menaçait, Babel minable, de s’effondrer.
     Le Huron considéra Colin avec un intérêt bienveillant, qui en excusait l’impudence.
-Jacques-Etienne Bonnefoy, se présenta-t-il soudain, de Seuil d’Argonne, en Champagne, déserteur des régiments du roi de France aux Etats-Unis d’Amérique, sous les ordres du marquis Motier de La Fayette en…1778, Dieu me damne ! Et guère plus Indien que vous, je le crains. Mais je partagerai avec mon ami Abraham et son protégé toutes paroles de sagesse que vous trouverez bon me faire connaître.
     Il fixa Colin comme le serpent fixe l’oisillon.
-Vos yeux sont devenus ronds à ma vue, poursuivit le funambulesque personnage. Et les miens, à vous contempler, se sont étrécis.
-Par ma foi ! s’écria Colin avec humeur et sans aucune cérémonie. Voilà un beau discours de papiste ou de défroqué ! Et que cherchez-vous donc à Cette, mon beau monsieur ?
-Comme vous. J’apprends à danser avec l’obstacle, tel le fleuve qui, face au rocher, jamais ne remonte en arrière.
-Ma foi, monsieur, avoua Colin, je ne comprends goutte à vos étranges propos.
-Vraiment, Ainsi, croiriez-vous que je sois sorcier ?
-Oui, je le crois aisément, souffla Colin.
-Mais voyez seulement…
     Bonnefoy claqua des doigts et une flamme jaillit et palpita au bout de son index. Joly souriait.
-Dieu ! s’exclama Colin, éperdu.
-Vous auriez tort, mon garçon. Ce n’est qu’un tour de foire, une enfumade de bateleur bien connue.
     Le Huron ferma le poing, et la flamme ne fut plus.
-Je suis comme votre mentor : un chercheur. Mitakuye oyasin.
-Au nom du Ciel, monsieur ! Quel sabir est-ce encore là ?
-Du sioux. Une  langue indienne que j’eus l’honneur d’apprendre quand je vivais en frère parmi eux. Cela signifie : nous sommes tous liés.

                                                                                 *

     Bien que le Huron demeurât une énigme pour Colin Cabressou, celui-ci ne le considérait désormais plus comme un échappé des Petites-Maisons, mais comme un grand original auquel une suite d’épreuves de vie avait offert les horizons les plus aubains et singuliers.
     Aussi, à présent, assis avec Joly et Bonnefoy à la table, verre en main, écoutait-il de toutes ses oreilles l’échange de son bon maître avec l’hôte des Peaux-Rouges. Une profonde amitié semblait unir les deux hommes.
     Abraham Joly venait de décrire de large et de biais les traverses misérables d’Augusta Santelli et le Huron ne l’avait point une fois interrompu, se contentant de sucer et resucer les pointes tachées de vin de ses tresses bacchantières d’un air si parfaitement indifférent, que l’on eût dit qu’il venait à l’instant même de repartir pour ses terres américaines.
-Et à quel traitement avez-vous songé ? demanda Bonnefoy, semblant émerger enfin de ses songes. Car je ne doute pas, mon ami, que vous n’en ayez déjà une idée toute prête à paraître à la table de la science.
-Aux eaux alcalines, répondit Joly, propres, comme vous ne l’ignorez pas, à soulager l’asthénie, et les maladies de langueur succédant aux états d’impatience.
     Le Huron mordit férocement sa moustache, ce qui était chez lui le signe d’une forte réflexion tendant au but.
-Il est vrai, reconnut-il, que le remède le plus sûr à la manie a été pour la première fois cité dans les écrits de Soranus d’Ephèse, au IIeme siècle avant Jésus-Christ, bien qu’utilisé depuis le Veme siècle avec les plus encourageants résultats.
-Les sels de mica blanc, souligna Joly, seraient de même bien propres à soulager la jeune Augusta de ses tourments.
-Précisément, et toutes les roches alcalines prescrites sous cette forme. Cependant…
-Cependant ?
-Il me vient au souvenir que comme je vivais parmi mes braves sauvages, j’en vis plusieurs négocier à des mineurs des rives du fleuve Roanoke, individus parfois en rupture de ban et soucieux d’expédients, des fragments d’une roche conservée à ma grande surprise dans de la graisse animale ou de l’huile. Comme je leur demandais l’usage qu’ils comptaient en faire, mes Sioux me répondirent que cette roche contenaient de quoi guérir tous les états contraires - c’est ainsi que les Indiens nomment les crises d’exaltation ou les affaissements d’énergie mentale. Mais ils ne surent me dire de quelle sorte en était l’hôte miraculeux. M’adressant alors à l’un des mineurs, un grand diable de Norvégien moitié-fou et moitié-jargonnant, j’en tirai que lui et ses camarades nommaient l’élément de guérison contenu en cette roche lithos ou lithias, ce qui ne fit point bouillir le lait, lithos étant le mot latin pour pierre.
     Joly se pencha à presque fixer le Huron sous le nez.
-Ces mines, en connaissez-vous l’emplacement exact ? Ou, à tout le moins, la zone d’exploitation ?
-En cela n’ayez crainte. Je me le suis bien fait préciser par ma brute de Norvégien.
-Pour quelle raison, si je puis savoir ?
     Le Huron se toucha l’aile du nez.
-Par quelque prévoyance, sait-on jamais. Et voyez aujourd’hui !
-Hum ! fit Joly, considérant le compère, l’œil fermé. Pensez-vous pouvoir nous en obtenir un fort sac aux fins d’examen ?
-Dix si vous le souhaitez. Cela ne devrait point poser problème. A conserver dans la graisse ?
-S’il vous plaît.
-Mais y a-t-il à Cette des négociants faisant sans crainte le voyage d’Amérique ?
-Il y en a.
-Cela prendra du temps.
-Cela prendra.
-Un an, pour le moins.
-Augusta s’épuise depuis fort longtemps, dit Joly. Son bonheur est menacé. Son esprit ne sait à qui se rendre. Un an ne changera rien à ses humeurs. Ce peut être une chance unique de guérison, pour elle. Et nous touchons, vous et moi, à une terre inconnue encore de notre médecine.
-Soit, dit Bonnefoy. Il leva son verre pour un toast, semblable à un Bacchus un peu miteux. Je partirai dès que vous m’aurez trouvé un bateau solide, Abraham, et un capitaine acceptable. Le Huron soupira. Je retourne aux Etats-Unis d’Amérique grâce à vous, mon ami. Soyez maudit !

                                                                                  *

     Colin Cabressou avait peine à suivre Abraham Joly qui, la jambe adolescente, dévalait à travers bois en direction du port.
-Freinez, de grâce, monsieur mon maître ! Où allons-nous ainsi, le diable au corps ?
-Au bureau des appareillages, Colin, afin d’y connaître les prochains départs de vaisseaux pour l’Amérique.
-Et ensuite à l’auberge ! Je n’en puis plus !
-Exécrable garçon ! Ensuite, nous rendrons visite à Cypriano Galleano et à la Fille de Torricelli, sa douce épouse, afin de leur faire entrevoir, non sans une prudente mesure, le possible soulagement à leurs misères.
-Et ma grande misère à moi, monsieur, les jambes usées jusqu’aux genoux, y songez-vous ? D’ailleurs…
     Joly s’arrêta net et attendit Colin.
-D’ailleurs ?...
-Comment avons-nous pu croire une seconde à la réussite de votre Huron ? Cette Amérique est pleine encore de blocus anglais, français, hollandais, indiens, et que sais-je encore ?
     Colin arrivait à la hauteur de Joly. Celui-ci le saisit solidement par le bras et l’entraîna sans aucune pitié dans la pente malgré ses cris d’orfraie.
-Quant à cela, Colin, ne vous mettez point en souci ! La Caroline du Nord est pleinement, depuis novembre 1789, franche terre américaine. Feu aux chandelles, Colin, feu aux chandelles !

Le spodumène est une espèce minérale du groupe des silicates sous groupe des inosilicates famille des pyroxènes de formule idéale : LiAlSi2O6 avec des traces : Fe;Mn;Mg;Ca;Na;K;H2O (source Wikipedia).​

PAYSANE BOLONOISE, PL.10. Eau-forte par MOITTE François Auguste (1748 - C.1790). D'après Jean Baptiste Greuze (1725 - 1805). Extrait du recueil "Divers habillements suivant le costume d'Italie"

L'affaire de la fille de Torricelli

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