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L'affaire du goéland intempérant

 

Une évocation de l'épilepsie aviaire

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Cette, 1792,

- Quoique puisse dire Aristote et toute la Philosophie, il n’est rien d’égal au tabac, c’est la passion des honnêtes gens ; et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre…articula le jeune Colin Cabressou en allumant sa pipe avec une vive gourmandise.
- Votre diction fort embrouillée, chibouque au bec, railla Abraham Joly, le célèbre Procureur Directeur de l’hôpital de Genève, ne m’incite guère à me remémorer les délices de Molière et de son Don Juan que je goûtai dans mes alma mater. Et comment pouvez-vous pétuner par pareilles chaleurs ? Cela doit être à vous soulever le cœur !
Il faisait, en effet, terriblement chaud en cette matinée de mai, une chaleur inhabituelle. Nulle brise, nul souffle, ne ridaient la surface des canaux cettois. Aussi, le maître et son disciple, dégrafés et en chapeaux de paille, assis dans un enfoncement de berge à deux pas de la bordigue, ou pêcherie, ouvrant sur l’étang des Eaux-Blanches, tâtaient de temps à autre d’une gourde de lime fraîche, calée dans les roseaux de la rive.
-Ma foi, cela va bien, contra gaiement le jeune Colin. Mais pas pour tous les êtres du Bon Dieu, ajouta-t-il soudain en pointant son tuyau de pipe vers une proche langue de terre. Que pensez-vous de cela, Monsieur ? M’est avis que cette pauvre créature est frappée d’insolation…
Abraham Joly fronça les sourcils.
-Insolation ? Je ne suis point expert en gente ailée, mais je n’ai jamais entendu dire que les oiseaux marins fussent sujets à de tels malaises…
A quelques mètres, un goéland vacillait dans les boues et la pierraille. Il apparaissait en grande détresse, désorienté et en perte d’équilibre. Battant faiblement des ailes, lesquelles semblaient déjetées, il tordait le cou en arrière, bec largement ouvert. Sa langue pointait comme une flamme.
-Vraiment, quelle pitié que ce spectacle ! s’exclama Colin, lequel faisait preuve d’un grand cœur envers tous les animaux. Je vais essayer de l’attraper.
Joly le retint par ses bas de pantalons.
-N’y touchez pas ! Mon jeune ami ! Nous ne savons rien des causes de ces manifestations. Mais…emparons-nous de lui, je ne dis point non. Ce qu’il nous faudrait, c’est…
Joly regarda autour de lui.
A cet instant, un employé de la bordigue se montra entre deux enceintes de clayonnages et, crachant  aimablement à ses pieds, leur adressa un large salut. Joly le rejoignit, mi-glissant, mi-pataugeant.
-Avez-vous un filet à canot, citoyen ?
- Cré ! C’est bien sûr, mais pour faire quoi ?
- Capturer ce goéland.
L’autre se gratta le crâne, croyant moitié à une plaisanterie, et à quelque immense secret en autre part.
- Cui-ci ? Bah, et pour donc quoi ? Il est ivre !
- Ivre ? Que dites-vous !
- Tiens ! Ces zieaux, y perchent partout, curieux comme des nonnettes. Y goûtent même à l’eau-de-vie des barriques à quai ! C’est ça qu’a fait çui-là !
Joly eut un instant de doute.
-Qu’à cela ne tienne, se décida-t-il. Apportez toujours votre filet…
-Et une musette, aussi bien. Mais j’vous l’dis, citoyen ! C’est pas mangeable, c’poisson qui vole ! Et son bec vous briserait un doigt ! Hardi et gare !
Le goéland fut aisément capturé. Joly fit remarquer la respiration bruyante de l’oiseau, ses troubles cognitifs et ses attitudes dépressives. L’animal fut enfourné dans la musette, l’employé de la bordigue remercié par une large gratification, et Joly et Cabressou reprirent le chemin de leur auberge.
                                                                                                    *
-Je crois qu’il est en train de mourir, Monsieur Abraham. J’en ai déjà vu s’éteindre ainsi. Des canards colverts, des mouettes, des goélands. Et un cygne, une fois.
Luisa Maria, la fille de l’aubergiste, gracieuse adolescente demi-sauvageonne qui faisait le désespoir de son père en passant plus de temps à dénicher les œufs d’oiseaux et les terriers qu’à seconder sa mère aux fourneaux, observait le goéland capturé à la bordigue. On avait en hâte improvisé une cage faite de deux clapiers aux fonds partis depuis longtemps en poussière, et que l’on avait garni de vieille paille et d’herbe sèche sur l’avis de Maria Luisa.
-Que croyez-vous que soit leur mal, mon enfant ? demanda Abraham Joly.
L’idée lui était venue que, sans doute, l’enfant aurait sa petite idée sur la question. Mais la réponse le déçut.
-Je ne sais pas. En tout cas, ce n’est pas un mauvais coup reçu d’un congénère. Ni le manger d’une charogne. Les goélands peuvent avaler presque n’importe quoi, de la décomposition comme des os de grande taille. Ils sont même cannibales.
La petite réfléchit.
-Mais ça leur survient, ce mal-là, souvent par temps chaud…enfin, il me semble.
Joly tendit l’oreille.
-Par temps très chaud ? Comme ces derniers jours ?
-Oui, oui. Et pourtant, ils sont à la fête, croyez-moi, Monsieur Abraham ! C’est que ça se goinfre de vers et de fretin, cette engeance, avec la baisse des eaux d’étang ! A voir apparaître les boues de la rive, ils deviennent fous et n’ont guère l’esprit à s’offrir des luxes de duchesse !
-Quelle duchesse ? interrogea Colin Cabressou, qui peinait à suivre Maria Luisa.
La jeune fille pouffa.
-Pas la duchesse, monsieur Colin ! Mais son luxe : tomber malade, quoi !

                                                                                                     *
Luisa Maria se montra sur le seuil.
-Le goéland est mort, annonça-t-elle. Pendant ces trois jours, il était d’humeur si changeante. Quelques fois, le diable me tentait d’ouvrir grand la porte de la cage car c’était à peine si l’on reconnaissait son mal. Et puis, comme sous l’effet d’un esprit des plus méchants, mon oiseau repartait dans ses allures de fou avec ses contorsions, et claquements de bec qui me rendaient si triste. Et longtemps après, il restait hébété comme après avoir volé plus qu’à son tour. Je n’ai pas pu le sauver et nul savant aux alentours ne m’a prodigué en conseils bien fortunés.
Colin Cabressou reçut exactement le regard d’Abraham Joly :
-Moi ? gémit Colin posant des yeux incrédules sur son vénéré maître qui, en ces instants, lui paraissait bien plutôt être un exécré tourmenteur. Est-il absolument nécessaire que j’accompagne Maria Luisa fouiller les pestilences de la bordigue ?
-Vous mettrez un masque et des godillots, Colin, répondit froidement Abraham Joly. (Mais son œil pétillait). Vous porterez aussi vos pelles et vos houes et reviendrez ici avec deux ou trois seaux emplis en des places différentes. Est-ce bien compris ?
*
Joly rejoignit au soir venu, dans la cour de l’auberge, Colin qui, torse nu, se lavait au puits. L’humeur de son élève semblait avoir disparu à la fréquentation de Maria Luisa.
-La «  petite  », informa Colin d’un ton pénétré, a installé notre laboratoire dans l’ancienne glacière de son père, près du dépôt de poudres du Souras-Bas. Nous pouvons y aller dès que vous le désirerez.
-Et que vous le désirerez aussi, Colin, renchérit Abraham Joly en lui pressant affectueusement l’épaule. Venez dès que vos ablutions seront achevées. J’ai hâte de vérifier certaines choses…
                                                                                                      *
La glacière, profondément creusée dans la roche du Souras, était éclairée par plusieurs lampes de marine. Maria Luisa y avait dressé une large planche reposant sur des tréteaux, disposé les écopes en tôle emplies de curure, et les tubes de verre et les deux microscopes de Cuff d’Abraham Joly. L’adolescente désigna tour à tour chacune des écopes en indiquant pour chacune le lieu de prélèvement.
-Bordigue…Etang Noir…canal…Etang de Frontignan…
Joly, aidé de Colin, se mit au travail. Une cuillère à thé désargentée fit office de doseur. Bien que les microscopes de Joly datassent de 1760, ils lui avaient rendu bien des services. C’était  un vénérable couple de bons vieillards, mais qui ne faillit point. Les boues étaient principalement composées de graviers minéraux et coquilliers, de sable, de débris d’os et de végétations en décomposition, de vestiges domestiques inidentifiables et d’animalcules marins, gamarres pulex, volticelles, bursaires et copépodes divers. Les heures s’écoulaient, sans que Joly et Colin ressentissent la fatigue ou songeassent à se sustenter. Maria  Luisa, fascinée, suivait les recherches, l’œil rond. Colin, qui était presque parvenu au fond de l’une des écopes poussa un bref grognement. Joly leva le front.
-Qu’y-a-t-il, Colin ? Avez-vous fait quelque découverte d’intérêt ?
-Je le pense bien, jubila Colin.
- Eh bien ? Voulez-vous donc faire damner cette jeune dame ?
- Non pas ! J’ai découvert un boulet de canon pour animalcules.
-Jésus Marie Joseph ! s’exclama la jeune Maria Luisa. La fatigue le fait divaguer !
-Voyons ce boulet, se contenta de répliquer Joly.
Cela semblait être un fragment de poivre ou de tabac à priser. Une poussière négligeable, d’un millimètre de côté environ. Une petite étincelle de crépuscule, d’un gris éteint, terne, méprisable, sans nom.
-Du fer, dit Colin.
-Du plomb, dit Joly.
                                                                                                      *
-Le plomb ! Ce monstre de notre quotidien est connu depuis la plus haute Antiquité, et ses toxicités multiples avec lui, débuta Abraham Joly.
Ils étaient, soir venu, réunis dans la salle d’auberge, et Joly s’adressait à une petite assemblée composée de pêcheurs et de curieux, parmi lesquels avaient pris place Maria Luisa et Colin.
-Les Grecs, les Phéniciens, les Hébreux, les Egyptiens, les Romains, les Sumériens eux-mêmes qui le nommaient a-gar, connaissaient le plomb, poursuivit Joly. Les esclaves, les fondeurs, les mineurs en étaient atteints. Les aristocraties le maniaient avec prudence, bien que d’anciennes chroniques Romaines signalent de gros buveurs l’utilisant sous forme d’acétate pour adoucir leur vin, et y succombant. Ce subtil ennemi de l’homme a servi à maints usages : pour l’émaillage des céramiques, la production de fards, dans les tuyauteries domestiques les plus anciennes, chez les verriers et les vitrailliers, et chez les peintres dans la préparation de leurs couleurs. Et aussi chez vous, mes amis, dans vos rudes tâches et jusque dans vos foyers, pour lester vos filets de pêche et vos hameçons. Le doigt qui touche le plomb, la paume qui l’enserre, propagent le poison dans l’organisme de leur propriétaire plus sûrement que ne le feraient les pompes médicales les plus sophistiquées. Car ici, tout est sournois et dissimulé. Le mal minéral prend son temps et ne lâche sa proie qu’à regret …
Abraham Joly but une gorgée de vin de muscat avant de reprendre :
-Lorsque mon élève Colin Cabressou, (des applaudissements s’élevèrent à cette seconde, orchestrés par Maria Luisa) Colin, dis-je, attira mon attention sur le comportement de ce goéland, je n’ai point pensé une seconde à une intoxication par le plomb, que l’on nomme saturnisme, car l’on croyait autrefois que ce minerai se trouvait sous l’influence de la planète Saturne. A peine y ai-je vu, je le confesse, une simple intoxication alimentaire. Et vous, Monsieur Bérard, (Joly salua de la main l’employé de la bordigue, présent alors, et qui en rosit), qui m’avez décrit ces goélands impudents et intempérants qui s’abreuvent sans vergogne aux barriques d’eau-de-vie,  m’avez bien malgré vous entraîné sur la piste de tous les doutes. Aussi ai-je accepté cette capture de goéland que me proposa Colin, afin de me remettre de mon propre chef sur une voie plus acceptable. Des prélèvements ont été faits aujourd’hui même, et des éclats de plombs de pêche trouvés dans nos seaux de bourbe. Nous traversons une période de forte canicule, et j’avoue que le niveau fort bas des eaux eut dû m’avertir. Comment ! me direz-vous, les goélands se nourrissent donc de plomb ? Non pas, bien que Maria Luisa m’ait appris que ces oiseaux se montrent  omnivores et peu délicats dans leurs choix gastronomiques. Mais la plupart des oiseaux sont avides de grit, qu’ils emmagasinent dans leur proventricule, en prologue à la digestion de leurs aliments avant le passage en gosier où ceux-ci seront broyés. Qu’est-ce que désigne le singulier mot de grit, mes amis ? Un ensemble, picoré ça et là, de graviers, pierrailles…et parfois de mortels éclats de plomb qui les intoxiquent et affectent leur système nerveux central ! Cela est rapide, quelques jours à peine, dans le meilleur des cas. Pertes d’équilibre, troubles du cerveau, fiévreuse activité, dépression et désorientation sont leur lot d’agonie, jusqu’à la mort ! Tenez autant que vous le pouvez vos familles et vous-mêmes loin du plomb, mes amis ! Le fer, pris en exemple, lestera vos filets de plus  inoffensive manière !...
                                                                                                              *
-Où vous rendez-vous donc, à cette heure, mon cher garçon ? N’est-il pas temps d’aller prendre du repos au terme d’une telle journée ?
-Hum…certes,  je vous le concède, mon bon maître…Mais…Cependant…A dire vrai…Je dois…
Abraham Joly tira sur son chapeau en lorgnant de plaisante façon son élève.
-Je comprends, mon cher Colin. Il vous reste certainement une dernière chose à faire avant le coucher.
Colin Cabressou rougit violemment.
-Aider notre petite Maria Luisa à aller vider les écopes de la science… au clair de lune, ne saurait attendre !
Et avec un bon sourire, Abraham Joly tourna les talons et gagna l’escalier…

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Vue du port de Cette, Collection Descossy. ​​

Fonds du Musée Paul Valéry.

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