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L’embarcation était une de ces robustes barques catalanes à l’arrière effilé, à large voile latine, et au pont doté d’un bouge important. Cette courbure transversale caractéristique était destinée à soulager au plus vite le bateau des paquets de mer l’alourdissant par gros temps. Mais en ce fameux jour, nul vent fort ne menaçait ; cependant, la catalane se présentait en étrange et fâcheuse posture. Et on pouvait voir son pilote recroquevillé, inanimé, au pied du mât.
     La barque avait pris le fil de courant de la berge et, livrée à elle-même, coupant le canal Royal en biais, se dirigeait droit vers l’une des piles du Pont de Bois et sa redoute.
     Abraham Joly, le fameux Procureur-Directeur de l’Hôpital général de Genève, en séjour d’études à Cette, et son assistant, l’étudiant en médecine Colin Cabressou, s'occupaient à négocier à l’angle de la redoute un seau de poisson auprès d’un pêcheur, quand des appels désespérés se firent entendre. Un jeune homme qui, dans sa course échevelée au long du canal,  venait de perdre son bonnet, cherchait, sur la rive opposée,  à se maintenir à hauteur de la barque dérivante. Ses appels et ses cris d’angoisse leur parvinrent très distinctement :
-Père ! Père ! Répondez-moi ! Reprenez-vous, Père, je vous en supplie !
-Qu’est-ce donc que ce particulier-là ? grogna le vendeur de poisson. Le voilà venu à en perdre sa coiffe !
     Il tendit en avant un visage labouré de vieux loup de mer.
-Que le diable me ronge les os ! Voyez donc, citoyen, cette catalane venir droit à nous !
     Abraham Joly et Colin Cabressou se précipitèrent sur le pont tandis que le marin, faisant preuve d’un louable sang-froid, se ruait sur la porte de la redoute avec force gueulements à l’adresse des préposés de port.    

Certains ont imaginé la narcolepsie comme une idée de scénario comique. Mais, pas tous...

L'affaire de l'immense sommeil

A présent, le jeune homme n’était plus seul. On donnait du jarret de part et d’autre du canal, femmes, hommes et enfants, et les chiens, rendus fous par cette fièvre de course, couraient eux aussi en aboyant de toute leur gorge.
     La catalane n’était plus qu’à une vingtaine de brasses du pont et, tout à fait de côté, heurta plusieurs minces barcasses qui s’en voulurent se chevaucher comme de la volaille effarouchée. De près, elle parut énorme aux deux hommes.
-Accrochez-vous, Colin ! hurla Joly.
     La barque en perdition heurta avec un roulement sourd la pile du pont, lequel en frémit sur son entière longueur avec les plus sinistres craquements. Colin manqua avoir les doigts broyés par le mât battant, comme aun boeuf de son front maussade, contre le garde-corps, et Joly, arraché à sa prise – une dérisoire planche de maintien – roula à travers l’ouvrage pour s’en aller faire visite au bord opposé et y donner rudement du crâne.
     On put croire un instant que la catalane n’en poursuivît sans plus d’états d’âme sa course hasardeuse,  mais déjà le marin, les préposés à la redoute et plusieurs solides bras s’étaient portés à bord et avaient lancé amarres et poids aux bonne volontés de la rive.
     Quelque peu vacillants et égarés, Joly et Cabressou s’empressèrent de rejoindre le groupe des sauveteurs. Le jeune homme au bonnet franchit, toujours courant et éperdu, la longueur du pont et se jeta entre eux.
-Faites place, citoyens, de l’air ! intima avec un terrible regard d’importance l’un des préposés à la redoute.
     Son collègue, cependant, s’était penché sur l’occupant inconscient de la catalane.
-Je le connais ! C’est le vieil Artaud ! Retenez son fils, retenez-le !
     Mais Artaud Fils – puisque tel était son nom – écartant à larges coups de coude les présents, tomba à genoux auprès de son géniteur en sanglotant.
     Il sembla à Abraham Joly que le groupe allait être le témoin d’une scène des plus navrantes et il jugea bon de s’imposer doucement, afin que sa haute et rassurante carrure bien connue des Cettois à présent qu’il se montrait en ville depuis plusieurs mois, fut la garantie d’une tenue certaine. Mais une exclamation de Colin le fit se figer net en un stop d’incrédulité.
-Point de drame ici, point de drame ! Ecoutez donc !
     On écouta donc.
     Un souffle sonore et régulier montait, en effet, du fond de la catalane !

                                                                   *

Le bâilleur (De Gaper), Pieter Brueghel le vieux (1527-1569). Musées Royaux des Beaux-Arts Bruxelles.

Cliché: Wolter Seuntjens.

-Hélas ! citoyens, déglutit Artaud Fils, rien n’est plus vrai ! Notre famille a dissimulé la maladie du père des années durant !
-Pourquoi cela ? s’étonna Colin.
-Nous sommes de pauvres gens. Et toute maladie n’est point bien vue dans notre monde de mer et de filets !
-Certainement, acquiesça gravement Abraham Joly. J’imagine, mon garçon, que le mal dont souffre l’auteur de vos jours lui eut procuré une fâcheuse réputation auprès des patrons-pêcheurs et qu’il ne se serait trouvé personne pour l’accueillir au sein d’une flottille ! Superstition et ignorance eussent fait un joli travail !
-Oui, citoyen. Et nous-mêmes, ses enfants, et notre mère, redoutions ses crises de sommeil, qui nous effrayaient !
     A l’intérieur de la redoute, toujours plongé dans une profonde stupeur, Artaud Père, que l’on avait installé sur une couche à sangles et couvert d’une laine légère, respirait avec régularité, le visage serein. A son chevet se tenait l’un des préposés de port.
     Le second, sur un regard discret de Joly, versa au fils Artaud une rasade d’eau-de-vie.
-…Le baiser de la mariée…cela ravigote, allez !
     Artaud Fils but d’une main tremblante.
-Cela n’a jamais été facile, citoyens, poursuivit-il en se torchant les lèvres du dos de la main. Je me rappelle d’une perpétuelle résignation. Tout enfants, mon frère et moi accompagnions notre père à bord, car nous étions déjà de frais petits marins. Plus tard, nous n’engagions notre bateau qu’auprès de flottilles amies, complices et sûres. Point de tavernes pour le Père, de banquets ou de gaies assemblées familiales…à moins qu’il n’eût auparavant son saoul de sommeil…Père, le meilleur homme au monde pour sa famille, citoyens, passait pour un sauvage. N’est-ce point risible ?
-Non, répondit brièvement Joly. Le mal qui le frappe s’est-il tôt déclaré, le savez-vous ?
-Dès sa tendre enfance, à en croire nos oncles et notre mère.
-Avec des rythmes ? interrogea Joly. (Mais, voyant le regard d’incompréhension d’Artaud Fils, il reformula promptement) : y avait-il des périodes où ses torpeurs le laissaient en paix, le faisaient espérer un mieux-aller ?
     Le fils Artaud réfléchit longuement.
-Oui…oui, cela me semble, dit-il enfin. Mais il y avait en monnaie de retour des pics, ou le bon Dieu sait de quel jargon cela peut s’appeler. Il y eut un pic, nous dit notre mère, vers ses treize ans. Elle en fut témoin, ses parents étant en voisinage des nôtres. Cela disparut, peu ou prou. Puis un autre, vers ses trente années, alors qu’elle était son épouse. Père pouvait demeurer des heures sans conscience. Il dormait, et voilà bien !
-Point de cauchemars durant les torpeurs ? voulut savoir Joly. D’hallucinations effrayantes ou de paralysies au réveil ? De la découverte de maintes personnes imaginaires à son chevet ? Cela est important.
-Rien de cela que je sache, citoyen…
-Monsieur votre père, glissa Colin, semble, sauf votre respect, avoir fait preuve d’une certaine imprudence en usant de sa catalane ?
     Artaud  Fils soupira :
-Père est un pêcheur et un marin, comme nous le sommes tous par tradition. Voudriez-vous, par hasard, citoyen, qu’il tournât le dos à la mer, pour s’ébaudir devant des argiles rouges et des vignes ?
     Colin, comprenant que sa remarque qui s’était voulue raisonnable avait été perçue comme un emporte-pièce, voulut s’en excuser, mais Joly le précéda dans toute son habituelle saveur.
-Il ne nous appartient point, Colin, de juger s’il convient au citoyen-père Artaud de fixer le flot, ou la feuille d’Adam en consolation. Voilà une fort courageuse famille Cettoise, de toujours aux aguets, et il nous faut la conseiller dans son épreuve.
     A cet instant, le père Artaud, se dressant lentement sur sa couche et repoussant avec une rustique mais courtoise fermeté le bras secourable du préposé qui le veillait, broussailla fermement dans sa chevelure comme un jeune oiseau de sous ses ailes, et prononça d’une voix pâteuse, mais allant à courre avec un esprit clair :
-Il y a, diable, à l’étambai une faille qui ne fera pas bon mépriser…


                                                                                                           *

Serait-il opportun de dévoiler à tous les troubles du sommeil d’Artaud Père ? Abraham Joly se ralliait à cette pleine opinion, non par la sorte de cruelle «  entomologie »  inconsciente ou indifférente dont font preuve parfois les hommes de l’art envers leurs semblables, mais par ce qui lui semblait naturellement être un soutien du plus grand nombre, soutien que Colin perçut comme une « étouffante couveuse ». Il souligna en cet effet à son vieux maître que le malade n’avait point jusqu’à présent « dîné aux enfers », et que, si sa vie avait été bien souvent épargnée, quoique fort contrainte par son mal étrange, c’était avant tout par l’amour et le dévouement de ses proches, et non point par l’engouement de toute une ville. Il convenait alors de ne le point exposer dangereusement aux préjugés et à l’ignorance, en le voulant faire servir par toute la compassion humaine, que l’on savait si versatile.
     Se rendant à ses raisons, Joly pria Colin de faire courir, auprès des curieux qui badaudaient aux entours du pont et de sa redoute, l’annonce qu’Artaud Père avait eu une poussée de sang au cÅ“ur qui, bien qu’anodine, l’avait jeté en une passagère inconscience. Et, sachant que l’on attrape point les mouches avec du vinaigre, Joly graissa la patte aux préposés de port lesquels, en braves gens stipendiés, jurèrent tout ce que l’on voulut.


                                                                          *

     Le soir même au logis des Artaud, sis au quartier Naut, Joly, assisté de Colin, rendit son augure. Artaud Père, aussi éveillé et frais qu’un gardon, buvait littéralement les paroles coulant de l’auguste bouche.
     La harangue de Joly, soigneusement préparée, fut mesurée, ses mots habiles et choisis. Bien qu’Artaud Père se montrât marri jusqu’aux pleurs d’apprendre que ses torpeurs n’étaient point en chemin d’être guéries par l’impossibilité qu’il y avait à la médecine de ce temps d’en découvrir les causes, il sourit bravement au travers de ses larmes lorsque qu’Abraham Joly exalta l’esprit familial qui, en de pieux mensonges et par de saintes dissimulations (ce furent là les termes mêmes de Joly),  avait permis à un père de famille et un époux mis au ban de la normalité, de mener une existence presque banale et protégée, et ainsi portée par l’amour sans faille que lui dispensaient  épouse et enfants.
     Artaud Père se frottait les joues, répétant :
-Cela est vrai, cela est bien vrai !
     Colin lui-même versa une discrète larme. Il savait son vieux maître fin orateur et estimait qu’il s’était, en l’occurrence, surpassé.
-Dieu vous bénisse, monsieur ! déclara Artaud Mère, voilà bien des paroles que nous ne pensions jamais entendre !
     Joly mit cependant les Artaud en garde contre toute velléité du chef de famille de reprendre la mer ou de se consacrer à des tâches requérant de fortes responsabilités ou des absences éloignées de son foyer.
     L’un des Artaud leva la main.
-Qu’à cela ne tienne ! proposa-t-il. Si mon cher frère y consent, je le prendrai avec moi dans mon petit comptoir d’avitaillement. Ainsi, il se fera au brave rythme de notre boutique sans plus se mettre en peine de savoir s’il lui faut sommeiller ou pas.
-Nous vous en remercions de toute notre âme, monsieur, répondit sobrement Abraham Joly.
                                                                             *


-Ainsi, point de remède, maître !
-Non, mon cher Colin. Du moins, pas encore, en l’état de nos connaissances.
     Abraham Joly et Colin Cabressou s’étaient assis à la table d’hôte extérieure d’un petit estaminet de la Place d’Armes. La nuit était paisible. On entendait à quelque distance, dans la longueur du canal, une guitare charmer quelque jeune rougissante.
-Ne m’en voulez-vous pas, maître, de vous avoir imposé ma vision de ce qu’il convenait de faire pour le bien d’Artaud Père ?
     Colin posait sur Joly un regard anxieux.
-Pas le moins du monde, Colin, sourit Joly. Et je vous en aurais marqué surprise si vous ne l’aviez fait.
-Je comprends, murmura Colin. Il respira à fond et se lança. Voyez-vous, maître, la médecine n’est pas tout. Et le remède est parfois ce que nous sommes. Je le crois sincèrement, veuillez me pardonner.
-Eh, mon jeune ami ! s’exclama Abraham Joly. Entendez-vous donc prêcher un converti ?
     Le regard de Colin s’éclaira d’une belle lumière, comme un nuage de tempête peint sur une marine.
-Le pensez-vous aussi ?
-Je n’ai jamais cessé de le penser, Colin, dès que je fus en études à Montpellier, tout comme vous.
-La bonté…commença Colin.
-…L’amour, la compassion vraie, l’intérêt pour l’autre, le compléta Joly, soignent souvent mieux que médications et prescriptions. Cela est vieux comme le monde, vieux comme la maladie…
     Tous deux gardèrent un instant le silence.
-Cette guitare, soupira soudain Joly. Un vieil air de mon enfance y court…
     Et le vieux maître fredonna à voix basse, sous l’œil rond de son élève :

Et j’en irai porter
Le vent de mai
A mon aimée
​

Et j’en irai poser
Fleurs de montagne
A ses pieds.

-La personne à qui s’adresse la chanson a bien de la chance, conclut Joly un peu sèchement.

"Fisherman cooking while others repair a boat in the storm". MORLAND George (3e quart 18e ; 1er quart 19e siècle). Musée maritime de l'Ile Tatihou, Saint-Vaast-la-Hougue.

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